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La loi romaine donnoit la liberté de se faire des dons avant le mariage; après le mariage, elle ne le permettoit plus. Cela étoit fondé sur les mœurs des Romains, qui n'étoient portés au mariage que par la frugalité, la simplicité et la modestie, mais qui pouvoient se laisser séduire par les soins domestiques, les complaisances et le bonheur de toute une vie.

La loi des Wisigoths' vouloit que l'époux ne pût donner à celle qu'il devoit épouser au delà du dixième de ses biens, et qu'il ne pût lui rien donner la première année de son mariage. Cela venoit encore des mœurs du pays: les législateurs vouloient arrêter cette jactance espagnole, uniquement portée à faire des libéralités excessives dans une action d'éclat.

Les Romains, par leurs lois, arrêtèrent quelques inconvéniens de l'empire du monde le plus durable, qui est celui de la vertu; les Espagnols, par les leurs, vouloient empêcher les mauvais effets de la tyrannie du monde la plus fragile, qui est celle de la beauté.

CHAP. XXVI.

Continuation du même sujet.

La loi de Théodose et de Valentinien 2 tira les causes de répudiation des anciennes mœurs et des manières des Romains. Elle mit au nombre de ces causes l'action d'un mari' qui châtieroit sa femme d'une manière indigne d'une personne ingénue. Cette cause fut omise dans les lois suivantes : c'est que les mœurs avoient changé à cet égard; les usages d'Orient avoient pris la place de ceux d'Europe. Le premier eunuque de l'impératrice, femme de Justinien II, la menaça, dit l'histoire, de ce châtiment dont on punit les enfans dans les écoles. Il n'y a que des mœurs établies ou des mœurs qui cherchent à s'établir qui puissent faire imaginer une pareille chose.

Nous avons vu comment les lois suivent les mœurs; voyons à présent comment les mœurs suivent les lois.

CHAP. XXVII.

Comment les lois peuvent contribuer à former le mœurs, les manières et le caractère d'une nation.

Les coutumes d'un peuple esclave sont une partie de sa servitude; celles d'un peuple libre sont une partie de sa liberté.

J'ai parlé au livre XI, d'un peuple libre; j'ai donné les prin

1

2. Leg. 8, cod. De repudiis.

4. Liv. III, tit. 1, § 5. 3. Et de loi des douze tables. Voy. Cicéron, Seconde Philippique, § 69. 4. «Si verberibus, quæ ingenuis aliena sunt, afficientem probaverit. » 5. Dans la Novelle 147, chap. XIV. 6. Chap. VI.

cipes de sa constitution: voyons les effets qui ont dû suivre, le caractère qui a pu s'en former, et les manières qui en résultent.

Je ne dis point que le climat n'ait produit, en grande partie, les lois, les mœurs et les manières dans cette nation; mais je dis que les mœurs et les manières de cette nation devroient avoir un grand rapport à ses lois.

Comme il y auroit dans cet État deux pouvoirs visibles, la puissance législative et l'exécutrice, et que tout citoyen y auroit sa volonté propre, et feroit valoir à son gré son indépendance, la plupart des gens auroient plus d'affection pour une de ces puissances que pour l'autre le grand nombre n'ayant pas ordinairement assez d'équité ni de sens pour les affectionner également toutes les deux Et, comme la puissance exécutrice, disposant de tous les emplois, pourroit donner de grandes espérances et jamais de craintes, tous ceux qui obtiendroient d'elle seroient portés à se tourner de son côté, et elle pourroit être attaquée par tous ceux qui n'en espéreroient rien.

Toutes les passions y étant libres, la haine, l'envie, la jalousie, l'ardeur de s'enrichir et de se distinguer, paroîtroient dans toute leur étendue; et, si cela étoit autrement, l'Etat seroit comme un homme abattu par la maladie, qui n'a point de passions parce qu'il n'a point de forces.

La haine qui seroit entre les deux partis dureroit, parce qu'elle seroit toujours impuissante.

Ces partis étant composés d'hommes libres, si l'un prenoit trop le dessus, l'effet de la liberté feroit que celui-ci seroit abaissé, tandis que les citoyens, comme les mains qui secourent le corps, viendroient relever l'autre.

Comme chaque particulier, toujours indépendant, suivroit beaucoup ses caprices et ses fantaisies, on changeroit souvent de parti; on en abandonneroit un où l'on laisseroit tous ses amis pour se lier à un autre dans lequel on trouveroit tous ses ennemis; et souvent, dans cette nation, on pourroit oublier les lois de l'amitié et celles de la haine.

Le monarque seroit dans le cas des particuliers; et, contre les maximes ordinaires de la prudence, il seroit souvent obligé de donner sa confiance à ceux qui l'auroient le plus choqué, et de disgracier ceux qui l'auroient le mieux servi, faisant par nécessité ce que les autres princes font par choix.

On craint de voir échapper un bien que l'on sent, que l'on ne connoît guère, et qu'on peut nous déguiser; et la crainte grossit toujours les objets. Le peuple seroit inquiet sur sa situation, et croiroit être en danger dans les momens même les plus sûrs.

D'autant mieux que ceux qui s'opposeroient le plus vivement à la puissance exécutrice, ne pouvant avouer les motifs intéressés de

leur opposition, ils augmenteroient les terreurs du peuple, qui ne sauroit jamais au juste s'il seroit en danger ou non. Mais cela même contribueroit à lui faire éviter les vrais périls où il pourroit dans la suite être exposé.

Mais le corps législatif ayant la confiance du peuple, et etant plus éclairé que lui, il pourroit le faire revenir des mauvaises impressions qu'on lui auroit données, et calmer ses mouvemens.

C'est le grand avantage qu'auroit ce gouvernement sur les démocraties anciennes, dans lesquelles le peuple avoit une puissance immédiate; car, lorsque des orateurs l'agitoient, ces agitations avoient toujours leur effet.

Ainsi, quand les terreurs imprimées n'auroient point d'objet certain, elles ne produiroient que de vaines clameurs et des injures, et elles auroient même ce bon effet qu'elles tendroient tous les ressorts du gouvernement, et rendroient tous les citoyens attentifs. Mais, si elles naissoient à l'occasion du renversement des lois fondamentales, elles seroient sourdes, funestes, atroces, et produiroient des catastrophes.

Bientôt on verroit un calme affreux, pendant lequel tout se réuniroit contre la puissance violatrice des lois.

Si, dans le cas où les inquiétudes n'ont pas d'objet certain, quelque puissance étrangère menaçoit l'Etat, et le mettoit en danger de sa fortune ou de sa gloire, pour lors, les petits intérêts cédant aux plus grands, tout se réuniroit en faveur de la puissance exécutrice.

Que si les disputes étoient formées à l'occasion de la violation des lois fondamentales, et qu'une puissance étrangère parût, il y auroit une révolution qui ne changeroit pas la forme du gouvernement ni sa constitution : car les révolutions que forme la liberté ne sont qu'une confirmation de la liberté.

Une nation libre peut avoir un libérateur; une nation subjuguée ne peut avoir qu'un autre oppresseur.

Car tout homme qui a assez de force pour chasser celui qui est déjà le maître absolu dans un État, en a assez pour le devenir luimême.

Comme, pour jouir de la liberté, il faut que chacun puisse dire ce qu'il pense, et que, pour la conserver, il faut encore qué chacun puisse dire ce qu'il pense, un citoyen, dans cet État, diroit et écriroit tout ce que les lois ne lui ont pas défendu expressément de dire ou d'écrire.

Cette nation, toujours échauffée, pourroit plus aisément être conduite par ses passions que par la raison, qui ne produit jamais de grands effets sur l'esprit des hommes; et il seroit facile à ceux qui la gouverneroient de lui faire faire des entreprises contre ses véritables intérêts.

Cette nation aimeroit prodigieusement sa liberté, parce que cette liberté seroit vraie; et il pourroit arriver que, pour la défendre, elle sacrifieroit son bien, son aisance, ses intérêts; qu'elle se chargeroit des impôts les plus durs, et tels que le prince le plus absolu n'oseroit les faire supporter à ses sujets.

Mais, comme elle auroit une connoissance certaine de la nécessité de s'y soumettre, qu'elle payeroit dans l'espérance bien fondée de ne payer plus, les charges y seroient plus pesantes que le sentiment de ces charges: au lieu qu'il y a des États où le sentiment est infiniment au-dessus du mal.

Elle auroit un crédit sûr, parce qu'elle emprunteroit à elle-même et se payeroit elle-même. Il pourroit arriver qu'elle entreprendroit au-dessus de ses forces naturelles, et feroit valoir contre ses ennemis d'immenses richesses de fiction, que la confiance et la nature de son gouvernement rendroient réelles.

Pour conserver sa liberté, elle emprunteroit de ses sujets, et ses sujets, qui verroient que son crédit seroit perdu si elle étoit conquise, auroient un nouveau motif de faire des efforts pour défendre sa liberté.

Si cette nation habitoit une île, elle ne seroit point conquérante, parce que des conquêtes séparées l'affoibliroient. Si le terrain de cette île étoit bon, elle le seroit encore moins, parce qu'elle n'auroit pas besoin de la guerre pour s'enrichir. Et, comme aucun citoyen ne dépendroit d'un autre citoyen, chacun feroit plus de cas de sa liberté que de la gloire de quelques citoyens ou d'un seul.

Là on regarderoit les hommes de guerre comme des gens d'un métier qui peut être utile et souvent dangereux, comme des gens dont les services sont laborieux pour la nation même; et les qualités civiles y seroient plus considérées.

Cette nation, que la paix et la liberté rendroient aisée, affranchie des préjugés destructeurs, seroit portée à devenir commerçante. Si elle avoit quelqu'une de ces marchandises primitives qui servent à faire de ces choses auxquelles la main de l'ouvrier donne un grand prix, elle pourroit faire des établissemens propres à se procurer la jouissance de ce don du ciel dans toute son étendue.

Si cette nation étoit située vers le nord, et qu'elle eût un grand nombre de denrées superflues, comme elle manqueroit aussi d'un grand nombre de marchandises que son climat lui refuseroit, elle feroit un commerce nécessaire, mais grand, avec les peuples du midi; et, choisissant les Etats qu'elle favoriseroit d'un commerce avantageux, elle feroit des traités réciproquement utiles avec la nation qu'elle auroit choisie.

Dans un État où d'un côté l'opulence seroit extrême, et de l'autre les impôts excessifs, on ne pourroit guère vivre sans industrie avec une fortune bornée. Bien des gens, sous prétexte de voyages ou de

santé, s'exileroient de chez eux, et iroient chercher l'abondance dans les pays de la servitude même.

Une nation commerçante a un nombre prodigieux de petits intérêts particuliers; elle peut donc choquer et être choquée d'une infinité de manières. Celle-ci deviendroit souverainement jalouse; et elle s'affligeroit plus de la prospérité des autres qu'elle ne jouiroit de la sienne.

Et ses lois, d'ailleurs douces et faciles, pourroient être si rigides à l'égard du commerce et de la navigation qu'on feroit chez elle, qu'elle sembleroit ne négocier qu'avec des ennemis.

Si cette nation envoyoit au loin des colonies, elle le feroit plus pour étendre son commerce que sa domination.

Comme on aime à établir ailleurs ce qu'on trouve établi chez soi, elle donneroit aux peuples de ses colonies la forme de son gouvernement propre; et ce gouvernement portant avec lui la prospérité, on verroit se former de grands peuples dans les forêts mêmes qu'elle enverroit habiter.

Il pourroit être qu'elle auroit autrefois subjugué une nation voisine, qui, par sa situation, la bonté de ses ports, la nature de ses richesses, lui donneroit de la jalousię: ainsi, quoiqu'elle lui eût donné ses propres lois, elle la tiendroit dans une grande dépendance; de façon que les citoyens y seroient libres, et que l'État luimême seroit esclave.

L'État conquis auroit un très-bon gouvernement civil, mais il seroit accablé par le droit des gens; et on lui imposeroit des lois de nation à nation, qui seroient telles que sa prospérité ne seroit que précaire, et seulement en dépôt pour un maître.

La nation dominante habitant une grande île, et étant en possession d'un grand commerce, auroit toutes sortes de facilités pour avoir des forces de mer; et, comme la conservation de sa liberté demanderoit qu'elle n'eût ni places, ni forteresses, ni armées de terre, elle auroit besoin d'une armée de mer qui la garantît des invasions; et sa marine seroit supérieure à celle de toutes les autres puissances, qui, ayant besoin d'employer leurs finances pour la guerre de terre, n'en auroient plus assez pour la guerre de mer.

L'empire de la mer a toujours donné aux peuples qui l'ont possédé une fierté naturelle, parce que, se sentant capables d'insulter partout, ils croient que leur pouvoir n'a pas plus de bornes que l'Océan.

Cette nation pourroit avoir une grande influence dans les affaires de ses voisins. Car, comme elle n'emploieroit pas sa puissance à conquérir, on rechercheroit plus son amitié, et l'on craindroit plus sa haine que l'inconstance de son gouvernement et son agitation intérieure ne sembleroient le permettre.

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