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aide, on le conçoit, à ce canevas si simple, mais, selon moi, trop simple. M. Brizeux a par trop l'affectation de la simplicité. Dans son récit, qu'il divise en chapitres, avec des titres distincts et plus longs que la chose, on ne trouve pas cette richesse; cette fertilité et cette suite de détails qu'il faudrait pour remplir le canevas, pour en couvrir la nudité. Les sentiments qui, dans leur ténuité, pourraient à la rigueur suffire s'ils étaient analysés et déduits, y sont présentés d'une manière brusque, elliptique; les chansons, qui sont destinées à les traduire et à charmer les intervalles de l'absence, ne chantent pas assez elles sont courtes et sèches; elles sont déjà finies lorsqu'on croit que le poëte n'a que commencé à préluder. Il semble toujours avoir peur d'en dire trop. Ce sont là les défauts d'une poésie distinguée, mais décidément trop étranglée, trop semée de sous-entendus et de prenez-y-garde. Malgré de jolis vers et des traits fins d'observation, on se demande où est le charme, l'entraînement, le courant du moins, la veine sinon la verve, quelque chose qui porte, qui prenne et qu'on retienne. Cela fait penser avec regret à Jasmin et à Goldsmith, à Françounette et au Vicaire de Wakefield.

Ou bien, si vous voulez braver la sécheresse et le terne des couleurs comme Crabbe, sondez alors l'âme humaine à fond, et ne reculez pas devant la réalité creusée des sentiments.

Ce que je préfère et ce que je choisis dans tout le volume de M. Brizeux, ce sont les deux petits tableaux du Chevreuil et du Bouvreuil, dans lesquels il est plus fidèle à ses tons primitifs. Le Chevreuil, il nous le peint d'un trait net et bien venu :

Dans un bois du canton pris dès son plus jeune âge,
Il était familier, bien qu'au fond tout sauvage :

Aux heures des repas, gentiment dans la main
Il s'en venait manger et des fruits et du pain.
On entendait sonner ses pieds secs sur les dalles ;
Puis, soudain, attiré par les forêts natales,
Il partait, défiant tous les chiens du manoir,
Et se faisant par eux chasser jusques au soir;
Alors, les flancs battants, et l'écume à la bouche,
Il rentrait en vainqueur, caressant et farouche.

Ce Chevreuil si bien dessiné, qui n'est ni tout à fait apprivoisé ni tout à fait sauvage, et qui ressemble à certains poëtes, se sent saisi d'un plus violent désir de liberté dans la saison des amours. Il part, il se lance dans la forêt et va chercher aventure parmi ceux de sa race. Mais ceux-ci le repoussent comme un civilisé et un intrus, et il s'en revient au château mourir de douleur et de désespoir, maudissant à la fois l'animal et l'homme, farouche et inconsolé :

A sa franche nature, oh! laissez donc chaque être ;
Laissez-le vivre en paix aux lieux qui l'ont vu naître!

Le Bouvreuil est un autre petit tableau des plus gracieux, et qui amène sa moralité aussi. Le poëte, en se promenant, entend le coup de fusil d'un chasseur, et cela réveille en lui aussitôt un souvenir d'enfance, un remords qui se mêle à toute une image de joie et de • fraîcheur :

L'aube sur l'herbe tendre avait semé ses perles,
Et je courais les prés à la piste des merles,
Écolier en vacance; et l'air frais du matin,
L'espoir de rapporter un glorieux butin,

Ce bonheur d'être loin des livres et des thêmes,

Enivraient mes quinze ans tout enivrés d'eux-mêmes :
Tel j'allais par les prés. Or, un joyeux Bouvreuil,
Son poitrail rouge au vent, son bec ouvert, et l'œil
En feu, jetait au ciel sa chanson matinale,
Hélas! qu'interrompit soudain l'arme brutale.
Quand le plomb l'atteignit tout sautillant et vif,
De son gosier saignant un petit cri plaintif

Sortit; quelque duvet vola de sa poitrine;

Puis fermant ses yeux clairs, quittant la branche fine,
Dans les touffes de buis de son meurtre souillés,

Lui, si content de vivre, il mourut à mes pieds.

La moralité, c'est que le chanteur poëte s'est toujours repenti d'avoir tué l'oiseau chanteur, et qu'il n'a pas tiré un coup de fusil depuis. Ces deux petits tableaux, le Chevreuil et la Mort du Bouvreuil, qui n'ont chacun que trente vers, brillent dans ce volume et s'en détachent; ce sont comme deux vignettes en miniature au bas d'une page de Buffon (1).

Je voudrais pourtant donner quelque idée au lecteur ami des Lettres, et que les préventions d'école n'aveuglent point, des richesses et des ressources que la poésie moderne recèle; car on la calomnie souvent, et il y a des critiques instruits qui s'empressent de déclarer, à chaque rencontre, l'école moderne morte, et qui, de plus, ont l'air d'en triompher, comme si c'était le cas du proverbe Tant plus de morts, tant moins d'ennemis. "Hélas! non, cette poésie française moderne, éclose vers 1819 sous forme lyrique, n'est pas morte, elle n'est qu'éparse et confusément dispersée. Les grands chefs d'école, les guides poétiques, se sont mal conduits ou se sont conduits au hasard, en dissipateurs; sur ce point comme sur tant d'autres, les jeunes talents les ont trop imités. Pourtant le fonds général n'a pas cessé de se remuer en tous sens, de se cultiver et de s'enrichir. Des poëtes sérieux, consciencieux, élevés, y travaillent, et, si le public n'est pas familiarisé avec leurs noms, c'est qu'en France ce n'est que par le

(1) J'ai exprimé dans les pages qui précèdent mon dernier sentiment sur le poëte distingué dont la veine ne s'est pas renouvelée depuis. Brizeux, parti de Paris malade, est arrivé à Montpellier le 16 avril 1858, et y est mort le 3 mai.

sentiment et la passion dramatique, et aussi par un coin d'esprit qu'on y mêle, que le public peut accepter, j'ai presque dit, peut pardonner la poésie : à l'état pur, elle n'existe guère que pour les poëtes entre eux.

Il y a quelques années, à Lyon, on a vu se produire un poëte éminent, noble, harmonieux, solitaire, sentant et aimant profondément la nature, et agitant avec sincérité en lui les problèmes de la destinée humaine et l'énigme du siècle, cette lutte, qui est celle de toutes. les âmes supérieures, entre la science et les croyances, entre les anciennes illusions perdues et les idées nouvelles encore flottantes. M. Victor de Laprade, par son poëme de Psyché (1844), par celui d'Éleusis (1843), par les Odes et pièces qu'il a composées alors et depuis, s'est placé au premier rang dans l'ordre de la poésie platonique et philosophique. M. de Laprade possède au plus haut degré ce qui manque trop à des poëtes de ce temps, distingués, mais courts; il a l'abondance, l'harmonie, le fleuve de l'expression; il est en vers comme un Ballanche plus clair et sans bégayement, comme un Jouffroy qui aurait reçu le verbe de poésie. Qu'il nous permette d'ajouter que la grandeur et l'élévation dont il fait preuve si aisément, et qui lui sont familières, amènent bientôt quelque froideur; il n'a pas assez d'émotion et de ces cris qui font songer qu'on est un homme d'ici-bas; il n'a pas assez de ce dont M. de Musset a trop (1). Tout en restant dans les con

(1) M. de Laprade a, depuis, remplacé Alfred de Musset à l'Académie (1858). Il ne se pouvait de plus parfait contraste. M. de Laprade a fort convenablement loué Musset; celui-ci ne l'appréciait nullement : il y avait antipathie de nature. Un jour qu'on discutait à l'Académie le plus ou moins de mérite de l'un des derniers Recueils de M. de Laprade: « Est-ce que vous trouvez que c'est un poëte, ça? » me dit tout à coup l'enfant du siècle, balbutiant et ivre à demi, mais toujours couronné de roses,

ditions de sa belle nature, ce qu'on peut souhaiter à M. de Laprade, c'est qu'il fasse intervenir plus distinctement dans ses compositions la personne humaine :

Regarde dans ton cœur, c'est là que sont les dieux,

a-t-il dit lui-même, et il n'a qu'à suivre son précepte. En avançant dans la vie, il a pu ressentir de plus en plus les douleurs et goûter les affections légitimes le fils qui pleure une mère, l'époux qui va s'attendrir sur le berceau d'un enfant, c'est là de quoi animer raisonnablement le platonicien, et de quoi achever l'homme dans le poëte (1).

Bien que dans un ordre également élevé, et venant à

(1) Dans la Revue des Deux Mondes du 1er mars 1852, je lis, comme en réponse à mon vœu et à mon désir, une belle et large Idylle de M. de Laprade, intitulée les Deux Muses: l'amour y a sa part, bien que le culte de la nature y garde le dessus selon moi, c'est son chefd'œuvre, sa pièce la plus accessible et la plus sentie. Il n'a guère persisté dans cette voie, il a continué de platoniser, d'évangéliser vaguement en vers, en même temps qu'il est quelque peu devenu (depuis surtout son entrée à l'Académie) un homme de coterie religieuse et politique. Un critique de beaucoup de finesse, mais dont il faut détacher les mots piquants du milieu de bien des fatuités et des extravagances, Barbey d'Aurevilly, comparant un jour les dernières poésies de M. de Laprade avec celles d'un autre poëte également moral et froid, concluait en disant : « Au moins, avec M. de Laprade, l'ennui tombe de plus haut. » C'est plus satirique que juste, mais le mot est lâché l'écueil est là; gare aux beaux vers qui sont ennuyeux! Je me rappelle qu'un jour, comme je mettais en avant le nom de M. de Laprade pour la chaire de Poësie latine au Collège de France, M. Fortoul, qui avait été son condisciple, me dit : « Non, il me ferait trop mal Horace. » Il y a un vers de M. de Laprade qui exprime bien l'excès de son système, de son naturalisme métaphysique; c'est quand il dit à un chêne :

Pour ta sérénité je t'aime entre nos frères !

Ce qu'Augustin Thierry parodiait de la sorte, s'adressant à une citrouille :

Pour ta rotondité je t'aime entre nos sœurs!

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