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UN DRAME AU BORD DE LA MER

Un Drame au bord de la mer continue l'étude sur le remords que renferme l'Auberge Rouge. Mais ici le crime n'a plus pour odieux mobile, le vol. C'est le sentiment de l'honneur poussé à l'excès, qui, comme dans les Marana, amène un meurtre. C'est un père, un pêcheur de la côte bretonne, nommé Cambremer, qui, après avoir cherché en vain à détourner de la voie fatale du vol et de l'ingratitude son fils unique Jacques, le jette à la mer du haut d'une falaise, préférant le voir mort que traîné en prison et de là à l'échafaud. Après son crime, le farouche justicier, qu'accable une éternelle douleur, s'est fait ermite. Depuis des années, il vit de pain et d'eau sur les bords de l'Océan, en face de l'endroit où a disparu le corps de son fils. Les paysans des environs se gardent d'approcher de ce maudit, qui se repent d'avoir voulu remplacer la justice des hommes et celle de Dieu.

Cette scène se passe au Croisic, le délicieux pays témoin de l'amour de la grande Camille Maupin pour du Guénic. Comme dans Béatrix, Balzac y a fait, en même temps que la sombre histoire de Cambremer, une émouvante analyse des impressions que cause la vue de l'Océan. « Si on veut livrer, dit-il, son entendement aux trois immensités qui nous entourent, l'eau, l'air et les sables, en écoutant exclusivement le son répété du flux et du reflux, on n'en supporte pas le langage, on croit y découvrir une pensée qui accable. Hier, au coucher de soleil, j'ai eu cette sensation; elle m'a brisé. »

Des phrases pareilles sont de véritables diamants trop cachés dans les feuillets d'un livre. Elles disent en deux mots ce qu'est l'infini. Elles sont semées à profusion dans la Comédie humaine. Il faudrait pouvoir les citer toutes!

L'ENFANT MAUDIT

Une des œuvres les plus romanesques de Balzac, où il n'y a de place que pour l'idéal et les choses du sentiment; une étude

d'une délicatesse exquise où domine l'expression de la douleur des martyrs jointe à celle de leurs joies célestes, voilà ce qu'est l'Enfant maudit.

Cette naïve histoire se passe en Normandie, à la fin du xvi° siècle, au temps de la Ligue. Des deux fils du comte d'Hérouville, le cadet, Maximilien, est seul reconnu par le père. L'aîné, Étienne, venu au monde avant terme et pris pour un bâtard, est chassé du manoir paternel. Maximilien étant mort, ainsi que sa mère, Étienne restant seul héritier du nom d'Hérouville, est rappelé auprès de son père, dont l'orgueil nobiliaire ne peut supporter l'aliénation des domaines en faveur d'une autre branche de la famille. Le comte veut imposer à son fils un mariage avec une riche héritière normande, mademoiselle de Grandlieu. Mais Étienne aime Gabrielle Beauvouloir, la fille d'un vilain, d'un rebouteur, à qui il a donné sa parole de gentilhomme qu'elle serait sa femme. Furieux de ce projet de mésalliance, le comte d'Hérouville menace dans sa colère de tuer Gabrielle. Étienne et sa fiancée meurent d'épouvante comme des fleurs qu'abat l'orage, en entendant cette sentence féroce.

L'étude philosophique a ici plusieurs objets. Le premier est l'amour immense de la comtesse d'Hérouville pour l'enfant que renie le père. Faisant l'histoire des malheurs de la «< gente dame », Balzac a écrit des pages d'une mélancolie charmeuse, un poème qui doit arracher des larmes à toutes les mères. Après cette préface, que termine la douloureuse et poétique fin de la comtesse, vient le tableau de l'amour qui unit Étienne à Gabrielle, deux cœurs vierges, rapidement pénétrés par cette divine. croyance en eux-mêmes, qui ne connaît ni jalousie ni tortures, et, semblable au génie dans sa plus haute expression, sait se tenir dans la lumière la plus vive.

Là, comme dans Béatrix, les Mémoires de deux jeunes Mariées, le Lys dans la vallée, Eugénie Grandet, Balzac a prodigué les plus riches trésors de sa sensibilité et de son génie mystique, qu'il semble emprunter à Platon. La scène où ces deux êtres si purs échangent le secret de leurs sentiments échappe à toute analyse. Comment l'auteur de la Comédie humaine a-t-il

pu faire l'Enfant maudit et la Fille aux yeux d'or? Insondable mystère, dont le génie de l'écrivain ne pourrait lui-même nous donner la raison! Un tel livre nous prépare à étudier tout à l'heure Séraphita. On regrette, en le lisant, que le vaniteux égoïsme du vieux soudard d'Henri IV vienne jeter une note discordante dans cet angélique concert. Mais la présence de ce monstre complète l'idée de l'auteur. Étienne, recommandé par sa mère, au lit de mort, à Beauvouloir, père de Gabrielle, et à Bertrand, l'écuyer du comte, vit pendant longtemps seul dans une grotte déserte des bords de l'Océan. Balzac a fait à ce sujet une peinture d'un grandiose suprême de l'union de l'âme de l'enfant avec celle de la nature, qui vaut les plus magnifiques conceptions mystiques de Séraphita. On ne sait décidément de quel côté admirer le plus Balzac. L'Enfant maudit, malgré quelques passages non irréprochables, est une des manifestations les plus éclatantes des innombrables formes sous lesquelles pouvait se produire si aisément son génie, doublement composé, on le sait déjà, de la sensibilité la plus raffinée des poètes et de la science la plus pénétrante des métaphysiciens.

MAITRE CORNELIUS

Voici une étude philosophique sur les effets de l'avarice, qui nous prépare quelque peu par son cadre à l'Étude sur Catherine

de Médicis.

L'avare Cornélius est une sorte de banquier du roi Louis XI, un « Lombard », comme on dit dans le vieux style, qui a fait successivement pendre trois de ses apprentis accusés de vol, et que la rumeur publique dit innocents. Un beau jour, Georges d'Estouteville, gentilhomme tourangeau, voulant se rapprocher de sa maîtresse, Marie de Sassenage, fille naturelle de Louis XI et femme du comte de Saint-Vallier, ne trouve rien de mieux que de se faufiler chez Cornélius, dont la maison est attenante à l'hôtel de Saint-Vallier. Dès la première nuit passée sous le toit de l'argentier, Georges pénètre chez son amante; mais, au retour de

son expédition galante, il est appréhendé de bon matin par les acolytes du grand prévôt Tristan. Accusé de vol par Cornélius, comme tous les apprentis qui l'ont précédé, Georges va être traduit en justice; mais la comtesse de Saint-Vallier vient demander au roi la grâce du jeune homme. Louis XI, voulant bien faire plaisir à sa fille sans léser les intérêts de son ami Cornélius, se décide à instruire lui-même l'affaire du vol. Avec la ruse d'un vieux juge, le royal inquisiteur se rend compte que maître Cornélius, atteint de somnambulisme, se vole lui-même, et change simplement de place son or et ses pierres précieuses; l'avare, une fois réveillé, ne peut plus se rappeler où est la cachette recélant les trésors qu'il croit perdus. Comprenant que Louis XI a deviné ce secret, Cornélius, devenu plus méfiant que jamais et ne pouvant supporter les tortures que lui cause l'idée fixe de ses soupçons, finit par se couper la gorge avec un rasoir. Nous voyons ainsi le sentiment de l'avarice tuer l'avare lui-même. C'est le fond de la pensée philosophique du livre. Mais une foule d'autres choses sont à remarquer dans cette œuvre.

D'abord le caractère essentiellement religieux de l'amour au moyen âge, dont l'écrivain fait une peinture des plus vraies. « La religion, dit-il, avait passé dans la science, dans la politique, dans l'éloquence, dans les armées, sur les trônes, dans la peau du malade et du pauvre; elle était tout. » Cette observation ne contient-elle pas tout le moyen âge? Ce qui donne au livre de Maitre Cornélius une valeur exceptionnelle, c'est le portrait de Louis XI, sûrement aussi remarquable que celui qu'en a fait Walter Scott dans Quentin Durward, et après lui une foule d'historiens. Cette physionomie de Louis XI est restée pour la postérité plus mystérieuse et plus indéchiffrable qu'aucune. Les mœurs originales de ce grand monarque à esprit profond ont toujours été mal définies. Ce n'est pas pour Balzac un mince mérite que d'avoir su nous représenter un Louis XI d'une merveilleuse authenticité. L'étonnant portrait de Cornélius forme le digne pendant de celui du roi; les traits de l'un servent admirablement à compléter ceux de l'autre. Cornélius n'est plus un avare; c'est le dieu Avarice en personne, tant l'assimilation de

sa propre substance d'homme avec l'or est devenue intime, croissant d'intensité avec l'âge. Aussi la peinture d'un tel caractère est-elle pour le romancier observateur un de ces triomphes. qu'aucun de ses contemporains n'a pu atteindre, et dont, parmi ses prédécesseurs, Molière a été seul digne.

Le suicide de Cornélius est ainsi expliqué : « L'idée la plus vivace, dit Balzac, et la mieux matérialisée de toutes les idées humaines, l'idée par laquelle l'homme se représente lui-même en créant en dehors de lui cet être tout fictif nommé la propriété, ce démon moral lui enfonçait à chaque instant ses griffes acérées dans le cœur. Enfin, cet homme si puissant, ce cœur endurci par la vie politique et la vie commerciale; ce génie obscur dans l'histoire, dut succomber aux horreurs du supplice qu'il s'était créé. Il fut tué par quelque pensée plus aiguë que toutes celles auxquelles il avait résisté jusqu'alors. >>

Est-il possible de mieux expliquer le principe des tourments indéfinissables, qu'infligent à tout homme qui a une passion quelconque, les pensées morales dues à cette passion, personnifiées comme des êtres vivants?

Comme personnage du roman, Cornélius fait simplement partie du curieux entourage de Louis XI, et c'est dans l'étude de cet entourage que Balzac, devenu pour un moment historien, a écrit sur la politique du roi, ses manies, son caractère et celui de ses familiers quelques pages aussi fortes que des chroniques du temps. « Tout ce que le bon sens des publicistes, dit Balzac, et le génie des révolutions a introduit de changements dans la monarchie, Louis XI le pensa. L'unité de l'impôt, l'égalité des sujets devant la loi (alors le prince était la loi) furent l'objet de ses tentatives hardies. » La petite scène où le roi demande à son médecin Coyctier s'il peut manger de la lamproie, est un de ces détails qui font entrevoir des montagnes d'autres faits. L'auteur s'est particulièrement attaché à représenter la figure de Louis XI aux derniers jours de sa vie : « Figure maladive, creusée, dit-il, jaune et brune, dont tous les traits exprimaient une ruse amère, une ironie froide. Il y avait dans ce masque un front de grand homme, front sillonné de rides et chargé de hautes pensées; puis,

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