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IV

TROISIÈME ET QUATRIÈME MANIÈRES.

Ce génie c'était celui de l'idylle. Il n'est pas très étonnant qu'elle s'en soit avisée assez tard; il était ignoré en France depuis les origines de notre littérature. Il est tout ce qu'il y a de plus étranger au génie français. Jamais un littérateur français n'avait regardé un paysan. On n'avait jamais, chez nous, que transposé des idylles grecques, ce qui est un exercice littéraire assez agréable, ou promené de beaux messieurs et de belles dames dans les herbages, ce qui n'est pas du tout une idylle. Paul et Virginie eux-mêmes sont des enfants des classes bourgeoises accompagnés d'un philosophe sensible.

Georges Sand, la première, nous mena en pleine campagne, aux « profonds labours. » Elle y était admirablement propre et préparée. Elle n'aimait pas les compagnies, les conversations des villes, les salons. Elle n'avait pas ce qu'on appelle « esprit » dans le monde, le choc vif et rapide des idées légères. Elle était contemplative, rêveuse, d'allure lente, et très curieuse de mystérieux.

L'âme rustique est faite ainsi. On a tant parlé des paysans-poètes de George Sand, de ces êtres tout de convention et purement littéraires, qu'il est temps de réagir, au moins un peu, contre ce lieu commun de la critique. La vérité est que le paysan est dur, avare, âpre à la peine et au gain; mais très sensible aux idées

ÉTUD. LITT.

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de justice, de sens très droit, défiant et sournois seulement à notre égard, mais avec les gens de sa classe, pitoyable et de bon secours, infiniment plus sensible qu'on ne croit, dévoué aux siens, respectueux des vieillards, d'une vie de famille très forte et solide, d'amours longs, patients et profonds, très accessible au merveilleux, et la tête toute hantée de légendes, de rêves effrayants et doux qui flottent dans son âme obscure.

Il y avait là de très grandes sources de poésie parfaitement laissées à l'écart depuis Théocrite. George Sand les a retrouvées. Où voit-on qu'elle nous ait trompés? Elle n'a embelli que par la forme. Le fond est très vrai. Le paysan très beau, de fière encolure et de belle voix, qui n'ignore pas ce qu'il vaut, et qui s'étale un peu avec une coquetterie rustique (Meunier d'Angibault), est parfaitement exact; il y en a un dans chaque commune. Le paysan demi-bourgeois, un peu alourdi par l'aisance, aux pommettes rouges, au cou gras, qui rêve d'un monsieur pour sa fille (Petite Fadette) ou qui a des habitudes de pacha de village (Mare au Diable); — la coquette de campagne maniérée, finaude et despotique (Mare au Diable, Valentine), bonne au fond et sensée (Maîtres Sonneurs) ; — l'amoureux timide, enfoncé dans son idée fixe; point découragé pour cela et toujours rude travailleur; mais muet, ne mangeant plus, dépérissant sur sa charrue, et qui va mourir au sillon si on ne le force à parler (Mare au Diable); la paysanne plus fine que l'homme, avisée et prudente, avec un grain de malice rustique qui est un trait bien français (Mare au Diable, Fadette); la fille des landes, la « pastoure >> grave et douce, toute nourrie de légendes mystérieuses, associant dans une religion confuse le respect de la Vierge, la croyance aux bonnes fées et le désir du tré

sor caché sous les pierres druidiques (Jeanne): - tous ces caractères si variés sont puisés en pleine réalité, et pour qui connaît les champs ont une saveur de terroir. Ce sont les paysans de Balzac qui sont sortis d'une observation courte et d'une information rudimentaire.

Et il y a plus de vérité encore dans le détail. Cette Mare au Diable est un chef-d'œuvre. Le jeune veuf qui aime, parce qu'il aime, mais aussi parce que Marie plaît à son petit garçon et sait l'apaiser, le soigner, l'endormir; et aussi parce que Marie est vaillante et sobre: << Sais-tu bien que tu n'es pas une femme difficile à nourrir? » les vieux, amoureux du « bien » et qui voudraient une bru riche; mais quoi ! le garçon languit; il faut être juste, et aussi ne pas perdre un si bon laboureur; qu'il dise qui il aime : fût-ce la plus pauvre, lui donnera; et, en effet, le lendemain de la noce comme il laboure ferme !

on la

La kermesse berrichonne des Maîtres Sonneurs dirigée par le beau cornemuseux Huriel; le duel à coups de poings à Nohant, et le duel au bâton dans la forêt du Bourbonnais sont d'une largeur et d'une vigueur de trait tout épiques.

Et comme ils sont composés, ces romans-là, au cor. traire des autres œuvres de notre auteur! Comme le paysage, les scènes, les dialogues et les caractères sont dans de justes proportions, sans que les uns empiètent sur les autres! Comme on savoure les descriptions sans se douter qu'il y a des descriptions, tant elles sont bien mêlées au récit et nécessaires à l'œuvre ! C'est que parmi tous nos peintres de la nature, George Sand a une place. bien à part, une originalité exquise. Elle a de la nature comme une connaissance intime, une sensation familière. Elle rappelle La Fontaine à cet égard. Elle ne

voit pas de loin et de haut comme Chateaubriand, elle ne prête pas aux objets naturels ses propres sentiments, comme Lamartine et Hugo, et ne les fait point vivre de sa vie. Elle vit de la leur, s'en laisse pénétrer et intimement envahir, toute passive, mais encore passive sans effort, si je puis dire, et sans cette affectation à se confondre et à se perdre dans le monde matériel qui est le défaut de ses imitateurs.

Elle est vraiment un paysan, tout empreinte sans le savoir des visions accoutumées; seulement elle en prend conscience, et est un paysan qui sait parler. Je ne vois qu'elle en ce siècle, peut-être avec Fromentin, qui ait cette manière nette, simple, infiniment délicate et sensible, mais aisée et naturelle, de voir les choses.

Elle a trouvé là ses œuvres supérieures et qui resteront, Fadette, Le Champi, Jeanne, et au-dessus de tout la Mare au Diable et les Maîtres Sonneurs. Elle y a trouvé aussi le germe d'une quatrième et dernière manière, inférieure, mais bien aimable encore et charmante.

Je parle de ses romans des dix dernières années. C'est une transformation assez légère de sa troisième manière. Ce sont des espèces d'idylles bourgeoises, mais au fond ce sont encore des idylles. Voici comme elle procédait alors. Avec un goût instinctif, qui depuis 1846 environ ne lui a guère fait défaut, elle sentait que le roman à thèse ou à tendances n'était point son fait et n'intéresserait plus, qu'il convenait de réserver ses expositions de théories pour ses lettres à Flaubert ou pour le feuilleton du Temps. Elle sentait aussi que l'idylle proprement dite était épuisée, et le Berri suffisamment exploité. En conséquence, elle voyageait un peu, sans quitter la France, voyait l'Auvergne (Jean de la Roche), le Velay (Marquis de Villemer), la Provence (Confession d'une jeune fille), les

Alpes (Valvèdre), la Savoie (M1le La Quintinie), la Normandie (Mile Merquem), notait quelques paysages, surtout sentait vivement et délicieusement le caractère et le charme particulier de la contrée parcourue; et dans chacun de ces cadres naturels plaçait une histoire d'amour très simple et très douce, d'allure lente et de nuances délicates.

Un jeune homme et une jeune femme très purs, très généreux et très tendres, séparés par un obstacle léger, que leur délicatesse exagère, que leur amour, leur confiance mutuelle, parfois une circonstance heureuse, finissent par vaincre ou aplanir, voilà de quoi sont faites ces œuvres fines et pénétrantes, qui semblent faites de rien.

Ce sont bien des idylles encore, moins fortes, moins savoureuses, plus imaginées, d'un grand charme pourtant, d'une pureté de lignes ravissante, d'une émotion douce qui s'insinue et envahit peu à peu sans qu'on y prenne garde. Tout cela n'est pas très profond, ne contient pas des révélations étourdissantes sur les secrets ressorts de notre nature; mais remue d'une passion si tendre, si pleine et si heureuse, qu'on ne songe point à demander autre chose, et qu'on serait bien fâché qu'il s'y mêlât de ces grosses découvertes sur les passions humaines qui vous arrêtent au passage, vous forcent à réfléchir, et à devenir un peu pédant pendant un quart d'heure.

Et puis on a beaucoup trop dit que la psychologie de George Sand n'existe pas. Elle n'est point profonde, elle n'est point vigoureuse, mais elle est fine et avisée. Voici une définition de la sympathie qu'elle jette en courant dans une de ses lettres : « L'indulgence profonde et l'espèce de complaisance lâche et tendre que l'on a pour soi-même, nous l'avons l'un pour l'autre. L'espèce d'engouement qu'on a pour ses propres idées et la confiance orgueilleuse qu'on a en sa propre force, nous l'avons

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