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rence, et toujours de la réalité. Qu'on ne dise pas qu'il sait, mais qu'il apprenne en silence. Qu'il fasse toujours son chef-d'œuvre, et que jamais il ne passe maître; qu'il ne se montre pas ouvrier par son titre, mais par son travail.

Si jusqu'ici je me suis fait entendre, on doit concevoir comment, avec l'habitude de l'exercice du corps et du travail des mains, je donne insensiblement à mon élève le goût de la réflexion et de la méditation, pour balancer en lui la paresse qui résulteroit de son indifférence pour les jugements des hommes et du calme de ses passions. Il faut qu'il travaille en paysan, et qu'il pense en philosophe, pour n'être pas aussi fainéant qu'un sauvage. Le grand secret de l'éducation est de faire que les exercices du corps et ceux de l'esprit servent toujours de délassement les uns aux autres.

Mais gardons-nous d'anticiper sur les instructions qui demandent un esprit plus mûr. Émile ne sera pas long-temps ouvrier, sans ressentir par lui-même l'inégalité des conditions, qu'il n'avoit d'abord qu'aperçue. Sur les maximes que je lui donne et qui sont à sa portée, il voudra m'examiner à mon tour. En recevant tout de moi seul, en se voyant si près de l'état des pauvres, il voudra savoir pourquoi j'en suis si loin. Il me fera peut-être, au dépourvu, des questions scabreuses « Vous êtes riche, vous me l'avez dit, et je le vois. Un riche doit aussi son tra« vail à la société, puisqu'il est homme. Mais

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yous, que faites-vous donc pour elle? » Que diroit à cela un beau gouverneur? Je l'ignore. Il seroit peut-être assez sot pour parler à l'enfant des soins qu'il lui rend. Quant à moi, l'atelier me tire d'affaire. « Voilà, cher Émile, une ex«< cellente question : je vous promets d'y réponแ dre pour moi, quand vous y ferez pour vous« même une réponse dont vous soyez content. « En attendant, j'aurai soin de rendre à vous et << aux pauvres ce que j'ai de trop, et de faire « une table ou un banc par semaine, afin de n'être pas tout-à-fait inutile à tout. »

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Nous voici revenus à nous-mêmes. Voilà notre enfant prêt à cesser de l'être, rentré dans son individu. Le voilà sentant plus que jamais la nécessité qui l'attache aux choses. Après avoir commencé par exercer son corps et ses sens, nous avons exercé son esprit et son jugement. Enfin nous avons réuni l'usage de ses membres à celui de ses facultés; nous avons fait un être agissant et pensant : il ne nous reste plus, pour achever l'homme, que de faire un être aimant et sensible, c'est-à-dire de perfectionner la raison par le sentiment. Mais, avant d'entrer dans ce nouvel ordre de choses, jetons les yeux sur celui d'où nous sortons, et voyons, le plus exactement qu'il est possible, jusqu'où nous sommes parvenus.

Notre éléve n'avoit d'abord que des sensations, maintenant il a des idées : il ne faisoit que sentir, maintenant il juge. Car de la comparaison

de plusieurs sensations successives ou simultanées, et du jugement qu'on en porte, naît une sorte de sensation mixte ou complexe, que j'appelle idée.

La manière de former les idées est ce qui donne un caractère à l'esprit humain. L'esprit qui ne forme ses idées que sur des rapports réels est un esprit solide; celui qui se contente des rapports apparents est un esprit superficiel; celui qui voit les rapports tels qu'ils sont est un esprit juste; celui qui les apprécie mal est un esprit faux; celui qui controuve des rapports imaginaires qui n'ont ni réalité ni apparence est un fou; celui qui ne compare point est un imbécille. L'aptitude plus ou moins grande à comparer des idées et à trouver des rapports est ce qui fait dans les hommes le plus ou le moins d'esprit, etc.

Les idées simples ne sont que des sensations comparées. Il y a des jugements dans les simples sensations aussi bien que dans les sensations complexes, que j'appelle idées simples. Dans la sensation, le jugement est purement passif, il affirme qu'on sent ce qu'on sent. Dans la perception ou idée, le jugement est actif; il rapproche, il compare, il détermine des rapports que le sens ne détermine pas. Voilà toute la différence; mais elle est grande. Jamais la nature ne nous trompe; c'est toujours nous qui nous trompons.

Je dis qu'il est impossible que nos sens nous trompent, car il est toujours vrai que nous sen

tons ce que nous sentons et les Épicuriens avoient raison en cela. Les sensations ne nous font tomber dans l'erreur que par les jugements qu'il nous plaît d'y foindre sur les causes productrices de ces mêmes sensations, ou sur les rapports qu'elles ont entre elles, ou sur la nature des objets qu'elles nous font apercevoir. Or c'est en ceci que se trompoient les Épicuriens, prétendant que les jugements que nous faisions sur nos sensations n'étoient jamais faux. Nous sentons nos sensations, mais nous ne sentons pas nos jugements; nous les produisons.

Je vois servir à un enfant de huit ans d'un fromage glacé; il porte la cuiller à sa bouche, sans savoir ce que c'est, et, saisi du froid, s'écrie : Ah! cela me brûle! Il éprouve une sensation très vive; il n'en connoît point de plus vive que la chaleur du feu, et il croit sentir celle-là. Cependant il s'abuse; le saisissement du froid le blesse, mais il ne le brûle pas; et ces deux sensations ne sont pas semblables, puisque ceux qui ont éprouvé l'une et l'autre ne les confondent point. Ce n'est donc pas la sensation qui le trompe, mais le jugement qu'il en porte.

Il en est de même de celui qui voit pour la première fois un miroir ou une machine d'optique, ou qui entre dans une cave profonde au cœur de l'hiver ou de l'été, ou qui trempe dans l'eau tiède une main très chaude ou très froide, ou qui fait rouler entre deux doigts croisés une petite boule, etc. S'il se contente de dire ce qu'il

aperçoit, ce qu'il sent, son jugement étant purement passif, il est impossible qu'il se trompe : mais quand il juge de la chose par l'apparence, il est actif, il compare, il établit par induction des rapports qu'il n'aperçoit pas; alors il se trompe ou peut se tromper. Pour corriger ou prévenir l'erreur, il a besoin de l'expérience.

Montrez de nuit à votre élève des nuages passant entre la lune et lui, il croira que c'est la lune qui passe en sens contraire et que les nuages sont arrêtés. Il le croira par une induction précipitée, parcequ'il voit ordinairement les petits objets se mouvoir préférablement aux grands, et que les nuages lui semblent plus grands que la lune, dont il ne peut estimer l'éloignement. Lorsque, dans un bateau qui vogue, il regarde d'un peu loin le rivage, il tombe dans l'erreur contraire, et croit voir courir la terre, parceque, ne se sentant point en mouvement, il regarde le bateau, la mer ou la rivière, et tout son horizon, comme un tout immobile, dont le rivage qu'il voit courir ne lui semble qu'une partie.

La première fois qu'un enfant voit un bâton à moitié plongé dans l'eau, il voit un bâton brisé : la sensation est vraie, et elle ne laisseroit pas de l'être quand même nous ne saurions point la raison de cette apparence. Si donc vous lui demandez ce qu'il voit, il dit, un bâton brisé, et il dit vrai, car il est très sûr qu'il a la sensation d'un bâton brisé. Mais quand, trompé par son jugement, il va plus loin, et qu'après avoir affir

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