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Si Balzac a été assez hardi pour toucher à ces grands mystères de la vie humaine qui hantent les esprits chercheurs, il le pouvait; son génie lui permettait de découvrir dans le problème une donnée de plus. Le jour viendra peut-être où, comme dans les questions de sciences mathématiques, le nombre des données sera égal à celui des inconnues. L'équation ainsi posée, la solution aura lieu. Certes, bien avant Balzac, un grand nombre de noms illustres appartenant à l'histoire de la philosophie dans chaque siècle, sans compter les anciens, viendront alors signer cette solution. Le nom de l'auteur de la Comédie humaine aura une place, si petite qu'elle soit, sur cet impérissable monument à venir. Qui sait même, s'il ne sera pas cité comme un de ceux qui dans le groupe modeste des moralistes, aura eu au temps du mystère la perspicacité du plus fort métaphysicien?

SÉRAPHITA

Le livre qui a pour titre Séraphita est un gracieux monument comparable, pour la touchante poésie religieuse qu'il exprime, au chœur d'une belle église gothique. C'est une œuvre de foi, où l'âme chrétienne de l'écrivain aspirant au bonheur sans fin, souffrante ici-bas et inquiète du mystère de la mort, s'élève jusqu'à Dieu dans un sublime élan au sein des sphères supérieures de l'univers. Il y a dans Séraphita un roman à côté de l'œuvre mystique. Wilfrid et Minna, deux enfants de la Norvège, aiment un séraphin, un ange exilé: Séraphita pour Wilfrid, Séraphitus pour Minna. La mission de cet ange est de pénétrer de la parole divine l'âme des deux créatures qui se sont attachées à lui. Après leur avoir ainsi donné la foi en la vie éternelle, il remonte aux cieux en leur présence, ne laissant plus au cœur des deux mortels qu'un désir, celui d'aller à Dieu.

Cette œuvre délicate, où abondent les charmes du mysticisme et de l'extase, a été inspirée à Balzac par la lecture du fameux ouvrage du visionnaire Swedenborg. Elle renferme une traduction résumée de la doctrine du philosophe suédois, qui ne peut

être appréciée et comprise que par un fervent spiritualiste. Ce qu'il y a pour nous de plus attachant dans ce livre, c'est l'ensemble des preuves de l'immortalité de l'âme, qui y sont écrites avec la lumineuse intelligence d'un apôtre. L'auteur fait gravir au séraphin, à Wilfrid et à Minna, les sommets du Falberg, le << Bonnet de Glace », sorte de pic en aiguille, couvert de neige d'une blancheur immaculée, qui s'élance dans les nues comme une flèche de cathédrale, et forme une poétique image des aspirations constantes de l'âme humaine vers le ciel. « Là, dit Balzac, on respire les pensées de Dieu comme un parfum. Sur ces sommets disparaissent les nuances des expressions terrestres. Appuyé sur cette nature subtilisée par l'espace, on sent en soi plus de profondeur que d'esprit; on a plus de grandeur que d'enthousiasme, plus d'énergie que de volonté; on éprouve des sensations dont l'interprète n'est plus en nous. »

C'est en cet endroit inaccessible de la terre, que le séraphin révèle aux deux mortels qui l'ont suivi l'éblouissante vision des cieux, en les arrachant à la vie réelle. Conception sublime! « Quel est, en effet, le savant ou le poète qui ne se laisse pas enlever sur les ailes d'une chimère lorsque, s'isolant des circonstances extérieures qui l'enserrent ici-bas, il se lance à travers les régions sans bornes où les plus immenses collections de faits deviennent des abstractions, où les plus vastes ouvrages de la nature sont des images. Malheur à lui, si quelque bruit soudain frappe ses sens et rappelle son âme voyageuse dans sa prison d'os et de chair. Le choc de ces deux puissances, le corps et l'esprit, dont l'une participe de l'invisible action de la foudre, et dont l'autre partage avec la nature sensible cette molle résistance qui défie momentanément la destruction; ce combat, ou mieux cet horrible accouplement engendre des souffrances inouïes. Le corps a redemandé la flamme qui le consume, et la flamme a ressaisi sa proie. »>

Telle est la double impression de Wilfrid et de Minna, quand ils sont sur la montagne, et quand ils reviennent au bord de la mer. «En bas, leur dit le séraphin, vous avez l'espérance, ce beau commencement de la foi qui est l'espérance réalisée. » A propos

des visions de Swedenborg, personnage dont Séraphita contient une assez longue biographie, Balzac émet une idée profonde : «Les actes, improprement appelés surnaturels, ne sont possibles et ne peuvent s'expliquer que par le despotisme avec lequel un esprit nous contraint à subir les effets d'une optique mystérieuse qui grandit, rapetisse, exalte la création, la fait mouvoir en nous à son gré, nous la défigure ou nous l'embellit, nous ravit au ciel ou nous plonge en enfer, les deux termes par lesquels s'expriment l'extrême plaisir et l'extrême douleur. En lisant Swedenborg, il faut ou perdre le sens ou devenir un voyant. On éprouve des ravissements inconnus, des saisissements profonds, des joies intérieures qui donnent seules la plénitude de la vérité l'évidence de la lumière céleste. Tout ici-bas semble petit quand l'âme parcourt les pages dévorantes de ces traités. »

Wilfrid et Minna sont deux êtres allégoriques, comme Raphaël Valentin et Louis Lambert. Wilfrid est une sorte de Manfred «< qui a, dit l'auteur, trop bien pressé le monde dans ses deux formes, la matière et l'esprit, pour ne pas être atteint de la soif de l'inconnu, du désir d'aller au delà, dont sont presque tous saisis les hommes qui savent, peuvent et veulent ». Une seule phrase définit l'amour de Wilfrid et de Minna pour le séraphin: << Ils avaient rencontré tous deux ce mur d'airain à franchir qu'ils cherchaient sur la terre. Après avoir épuisé la coupe de l'amour terrestre, ils apercevaient le vase d'élection où brillent les ondes limpides. » Le séraphin va transformer cet amour en amour divin, et laisser Wilfrid et Minna destinés à s'unir sur la terre. Enfin, dans le chapitre intitulé « les Nuées du sanctuaire >> se trouvent les arguments en faveur de l'existence de Dieu et de la vie des âmes dans un monde spirituel. En voici le résumé : « Les générations spiritualistes n'ont pas fait moins de vains efforts pour nier la matière que n'en ont tenté les générations matérialistes pour nier l'esprit. Pourquoi ces débats? L'homme n'offrait-il pas à l'un et à l'autre système des preuves irrécusables? Ne se rencontre-t-il pas en lui des choses matérielles et des choses spirituelles? Ainsi l'homme présente une preuve suffisante de ces deux modes, la matière et l'esprit. En lui vient

aboutir un visible univers fini; en lui commence un univers invisible et infini, deux mondes qui ne se connaissent pas. En mettant Dieu face à face avec le grand tout, il n'est entre eux que deux états possibles: La matière et Dieu sont contemporains, ou Dieu préexistait seul à la matière. Supposons Dieu contemporain de la matière; est-ce être Dieu que de subir l'action ou la coexistence d'une substance étrangère à la sienne? Dans ce système, Dieu ne devient-il pas un agent secondaire obligé d'organiser la matière? Qui l'a contraint? Entre sa grossière compagne et lui, qui fut l'arbitre? Est-ce être Dieu que de ne pas plus pouvoir se séparer de sa création dans une postérieure que dans une antérieure éternité? Cette face du problème est donc insoluble dans sa cause; ainsi, dans la conception comme dans l'exécution des mondes, pour tout esprit de bonne foi, supposer la matière contemporaine de Dieu, c'est vouloir nier Dieu. >>

<«< Retournons-nous vers la deuxième face du problème. Dieu préexistait seul, unique. Si Dieu préexistait seul, le monde est émané de lui, la matière fut alors tirée de son essence. Donc, plus de matière ! Toutes les formes sont des voiles sous lesquels se cache l'esprit divin. Mais alors le monde est éternel, mais alors le monde est Dieu. Cette proposition n'est-elle pas encore plus fatale que la précédente aux attributs donnés à Dieu par la raison humaine? En acceptant le panthéisme, la religion de quelques grands génies humains, qui sait de quel côté se trouve alors la raison? >>

Ici se place une longue explication du panthéisme, précédant la réfutation de ce système de philosophie. Dans les arguments contre le panthéisme, entre une curieuse dissertation sur les abstractions du nombre, de la ligne droite, de l'espace. Les conclusions du philosophe sont à retenir. Elles forment une très séduisante hypothèse qui a pour but de remplacer la doctrine du panthéisme. « Dieu, dit Balzac, n'a créé comme vous le pensez d'une façon différente ni les plantes, ni les animaux, ni les astres; pouvait-il procéder par plusieurs moyens? N'a-t-il pas agi par l'unité de composition? Aussi a-t-il donné des prin

cipes qui devaient se développer selon sa loi générale au gré des milieux où ils se trouveraient. Donc, une seule substance et le mouvement; une seule plante, un seul animal; mais des rapports continus. >>

De l'imperfection du raisonnement philosophique, l'écrivain conclut ensuite à la nécessité de la foi; et, suivant pas à pas les maximes de la religion chrétienne, il arrive à démontrer la nécessité de la prière en vue d'obtenir la foi. Que l'on partage ou non sa croyance, on est forcé de reconnaître le talent qu'il déploie à soutenir sa thèse en faveur de la prière à adresser à Dieu. « Le poète exprime, dit-il, le sage médite, le juste agit; mais celui qui se pose au bord des mondes divins prie, et sa prière est à la fois parole, pensée, action. Oui, la prière est à la fois parole, pensée, action. Oui, la prière enferme tout, elle contient tout; elle vous achève la nature en vous en découvrant l'esprit et la marche. »

La dernière scène de Séraphita couronne dignement ce long évangile. Devant Wilfrid et Minna, le séraphin quitte sa dépouille mortelle et remonte aux cieux. Ici Balzac, redevenu poète, donne un libre cours aux éblouissantes conceptions de son esprit. Grâce à son exaltation, on peut, en le lisant, jeter comme un regard sur le monde divin et l'infini. Le récit de l'apothéose du séraphin, montant de cercle en cercle jusqu'au sanctuaire où il reçoit le don de vie éternelle, est une page comme on n'en trouve que dans l'Apocalypse de saint Jean. La beauté de cette vision swedenborgienne reproduite, est d'un éclat resplendissant. Séraphita morte, Minna et Wilfrid, après avoir vu les mondes en marche vers Dieu, retombent dans la nuit profonde du monde terrestre. Wilfrid a une seconde vision qui vient de la terre, c'est celle des hommes combattant avec acharnement pour la conquête des biens matériels, sans que la pensée de la mort vienne les distraire de leur œuvre cupide. Le jeune homme les interpelle; ils ne répondent pas, mais d'un mouvement unanime ils entr'ouvrent leurs robes et laissent voir des corps désséchés, rongés par des vers, corrompus, pulvérisés, travaillés par d'horribles maladies. « Vous conduisez les nations

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