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Rien de plus facile, dit George en sonnant.

C'est facile peut-être ; mais si j'en crois mon expérience, là où vont les Anglais, le café ne vaut jamais rien. Il m'a toujours paru qu'ils avaient un goût tout particulier pour la chicorée, et qu'ils faisaient très-peu de cas du café.

Voici ce que j'allais vous dire, mon père. Quand je songe aux relations qui existent entre mon oncle et moi, quand je songe que pendant toute ma vie il a... Ici George s'arrêta, car ce qu'il allait ajouter pouvait sembler une critique à l'adresse de son père.

-... Que pendant toute ta vie il a payé tes trimestres au collége, ainsi qu'un tas de choses de ce genre? continua sir Lionel.

- Justement. Comme il s'est toujours conduit ainsi envers moi, il me semblait tout naturel d'accepter ce qu'il me donnait.

Tout naturel, en effet. Tu n'aurais pas pu agir autrement.

Mais ne voilà-t-il pas maintenant qu'il parle de ce qu'il a fait pour moi, comme si... Il va sans dire que je lui suis très-reconnaissant, infiniment reconnaissant. Je ne demande pas mieux que de l'être, et ce n'est pas cela qui me pèse. Mais il a l'air de croire que j'ai eu tort de prendre son argent. Quand je le reverrai, il me dira peut-être quelque chose à propos de ces huit mille francs. Alors il ne me restera plus qu'à lui rappeler que je ne les lui ai pas demandés, et à le prier de vouloir bien les reprendre.

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Garde-t'en bien! dit sir Lionel aux yeux duquel cette idée de rembourser de l'argent à un homme riche semblait un symptôme de folie. Je comprends à merveille ce que tu veux dire. Il est désagréable de s'entendre rappeler l'argent qu'on a dépensé.

Mais je ne l'ai pas dépensé...

Bon! disons l'argent qu'on a reçu, alors. Mais que veux-tu faire? Ce n'est pas ta faute. Tu dis avec beaucoup de raison qu'il serait absurde et même ingrat de ta part de refuser de semblables babioles quand ton oncle te les offre, — surtout si l'on considère tout ce qu'il a fait pour toi. C'est sa manière d'être qui a toujours été désagréable, particulièrement dans les affaires d'argent.

N'ayant rien à ajouter à ces excellents conseils, sir Lionel se mit à siroter son café.

Très-mauvais, remarquablement mauvais; c'est toujours comme cela dans ces hôtels anglais. Si j'en faisais à ma guise, j'éviterais soigneusement tous les lieux que fréquentent mes compatriotes.

Avant de se quitter pour la nuit, George annonça à son père la grande nouvelle que le pique-nique de mademoiselle Todd était fixé au lendemain, et sir Lionel se dit fort désireux d'être de la partie, si mademoiselle Todd consentait à lui accorder la faveur d'une invitation. Le jeune Bertram prit sur lui de répondre au nom de sa nouvelle connaissance. L'intimité se fait vite dans des endroits comme Jérusalem. Lorsqu'on a grimpé jusqu'au sommet de la grande pyramide avec une dame, il y a fort à parier qu'on la connaît mieux que si on l'avait vue pendant une année à Londres, et qu'on l'eût rencontrée une douzaine de fois dans le monde. Deux voyageurs qui ont remonté le Nil ensemble se connaissent comme s'ils avaient passé trois ans ensemble au collége, mais il faut pour cela que les com— pagnons de route soient jeunes. Quelque fréquents que puissent être les rapports entre hommes d'un certain âge, il est rare qu'ils deviennent jamais vraiment intimes.

Il y aura à ce pique-nique une certaine mademoiselle Baker qui dit qu'elle vous connaît, mon père, et une très-belle personne, mademoiselle Waddington, qui tout au moins sait votre nom. -Comment! Caroline Waddington?

- Qui, Caroline Waddington.

Elle est la pupille de ton oncle.

C'est ce que m'a dit mademoiselle Baker; mais mon oncle ne m'en avait jamais parlé. A vrai dire, il ne parle jamais de rien.

- Il serait fort avantageux pour toi de connaître mademoiselle Waddington. On ne peut pas savoir ce que ton oncle fera de son argent. Oui, j'irai à ce pique-nique, mais j'espère que le lieu du rendez-vous n'est pas trop loin.

Et ce fut chose convenue.

Traduit de l'anglais de ANTHONY TROLLOPE.

DE LA

CONSTITUTION DES ÉTATS-UNIS

TROISIÈME LEÇON.

MESSIEURS,

Nous étudierons aujourd'hui l'histoire des colonies américaines avant la révolution de 1776.

Je ne m'occuperai pas des événements, mais des idées qui les ont produits. Cette étude est d'autant plus importante que la constitution n'a pas poussé en un instant; elle est pour ainsi dire née le jour où les Anglais ont mis le pied sur le sol américain, et l'on peut dire d'elle que c'est une seconde édition de la constitution anglaise, revue et corrigée à l'usage de la démocratie.

Lorsqu'on nous parle d'une constitution, nous rappelons nos souvenirs et nous imaginons qu'une constitution doit toujours être faite sur le modèle français; alors nous relisons Rousseau, Mably, presque oublié aujourd'hui, Montesquieu, etc. Voilà nos autorités pour apprécier et juger toute constitution.

Cela est bon pour celles qui sont nées en France, ou qui appartiennent aux peuples latins imitateurs de la France. Ce n'est pas vrai pour les chartes qui régissent les populations anglo-saxonnes et protestantes, races qui avaient la liberté longtemps avant que Rousseau en parlât et qui l'ont transportée au delà des mers. Il faut donc savoir quels étaient les précédents, c'est-à-dire les idées, les principes, les habitudes de ces hommes qui émigraient par delà l'Océan pour y fonder un grand empire.

Ce fut au dix-septième siècle que se fit la première émigration, sous le roi Jacques, en 1607. Déjà l'Angleterre était devenue protestante, et par conséquent l'esprit de la nouvelle religion était venu ajouter une nouvelle force à cet esprit d'individualisme qui fait l'orgueil des Anglais.

Quand on cherche quelle est la théorie politique du moyen âge, on jette de suite les yeux sur Rome. C'est là qu'est le foyer de la vie politique et de la vie religieuse. L'Église représente une immense pyramide dont les assises sont occupées par les prêtres et par les évêques et au sommet de laquelle se trouve le pape, pasteur suprême, guide et modèle de toutes les consciences. La société entière se façonne sur l'Église. A côté de cette reconnaissance du pouvoir divin des papes, s'établit, au moyen âge, la croyance qu'il ne doit y avoir qu'un roi, maître souverain des choses de la terre. Limitée d'abord par les libertés féodales, peu à peu cette toute-puissance de la royauté finit par s'y substituer; on marche par la force des idées vers la concentration de tous les pouvoirs aux mains d'un seul. Le roi devient le représentant unique de son peuple, qu'il absorbe tout entier. Il n'y a plus en présence que le pape et le roi, tous deux souverains absolus. La lutte s'établit entre les deux puissances pour savoir laquelle des deux dominera l'autre; ou, selon le langage du quatorzième et du quinzième siècle, qui sera le soleil et qui sera la lune. Henri VIII, dans une proclamation, se nomme encore l'âme et le soleil de son peuple.

Avec le protestantisme, la théorie change du tout au tout. Chaque Église est une communauté indépendante qui nomme ses pasteurs, qui s'administre par elle-même, d'où cette conséquence que chaque communauté politique s'administre aussi par elle-même et nomme ses chefs.

Quand on lit le Traité du Gouvernement civil que Locke publiait au second tiers du dix-septième siècle, et la Politique tirée de l'Écriture sainte que Bossuet composait à la même époque, on ne comprend pas que deux hommes appartenant à des nations à peine séparées l'une de l'autre par un petit bras de mer aient pu écrire des choses aussi dissemblables. Pour Bossuet, le peuple n'a aucun droit sur le roi; le souverain est la source de tout droit; la propriété même vient de lui. Pour Locke, le théoricien de la révolution de 1688, les rois sont faits pour les peuples, et le jour où un gouvernement ne garantit pas les droits, ne protége ni la propriété ni la liberté de ses sujets, les citoyens ont le droit de résister et de déposer un mandataire qui ne remplit pas son mandat.

Vous voyez combien profonde est la différence qui sépare ces deux

théories. Quand on interroge l'histoire pour savoir d'où cette contradiction peut venir, on s'aperçoit que la théorie politique de Bossuet est modelée sur l'organisation catholique, et que, de son côté, Locke a reflété dans la sienne les formes de la nouvelle communion religieuse. L'une appartient au passé et l'autre à l'avenir.

C'est imbus de cet esprit nouveau que les Anglais émigraient en Amérique. C'est à ce point de vue que l'on doit considérer l'Amérique comme une société nouvelle, qui a rejeté en arrière tout le moyen âge, la vieille noblesse, l'Église établie; c'est un monde nouveau fondé par l'émancipation de la démocratie.

Maintenant, qu'étaient ces émigrants? Comment se partageaient-ils le sol? Nous voici arrivés au cœur du sujet.

Les premières colonies américaines étaient au nombre de treize seulement. A l'origine, il n'y avait que treize étoiles sur le pavillon fédéral. Ces colonies n'occupaient par conséquent qu'une très-petite portion de l'immense continent qui appartient aujourd'hui aux ÉtatsUnis. Leur territoire n'était qu'une langue de terre comprise entre les Alleghanys et la mer; c'est là qu'elles se développèrent, assez lentement d'abord. Au delà des montagnes se trouvait la grande vallée de l'Ohio, la région des lacs, et toutes ces solitudes qui, à cette époque, appartenaient à la France. C'est encore la France qui possédait la vallée du Mississipi, c'est-à-dire les neuf dixièmes du territoire actuel de l'Union. Voilà ce que la lâcheté de Louis XV nous a coûté.

Ces colonies peuvent se diviser en trois groupes se rattachant à des origines diverses, séparés par des mœurs et un genre de vie différents, distincts aussi par le climat. Au sud sont la Virginie, le Maryland, les deux Carolines et la Géorgie. Ces cinq colonies, qui toutes sont restées fidèles à l'esclavage, ont été les premières plantations du sud. Au centre, nous en trouvons quatre, la Pensylvanie, le Delaware, qui est une petite colonie insignifiante, le plus petit État de l'Amérique, un comté qu'on a détaché de la Pensylvanie. Le New-Jersey et l'État de New-York viennent ensuite. Au nord sont les États désignés par le nom commun de Nouvelle-Angleterre : Rhode-Island, le Massachusetts, le Connecticut et le New-Hampshire. Tous les autres États se sont établis sur des territoires détachés des colonies existantes, ou en des pays nouvellement annexés, comme la vallée du Mississipi.

Le Sud est une grande et fertile contrée arrosée par de nombreuses rivières. C'est là que s'étaient établis les émigrants anglais appartenant à la gentry. Ils avaient quelques esclaves et habitaient de vastes domaines, y vivant à la façon anglaise. Ils n'avaient pour ainsi dire pas fondé de villes, et je crois qu'à la veille de la révolution, Williamsburg, qui était la plus importante, avait seulement trois ou

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