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ridicule la prétendue bravoure des batteurs de fer comme La Rapière (1), le Maître d'armes de M. Jourdain, ou le Spadassin des Fourberies de Scapin; il s'est moqué hardiment, devant une cour de gentilshommes chatouilleux sur le point d'honneur, de la prétention de faire consister l'honneur dans une provocation bien faite, et un coup d'épée bien donné ou bien reçu ; il a fait rire à gorge déployée de l'habileté de M. de Sotenville à bien pousser une affaire; les formes du doucereux Alcidas et la raison démonstrative de M. Jourdain sont devenues proverbiales. Il a loué justement la sage institution du tribunal des maréchaux, chargé de décider si le combat était nécessaire pour vider une querelle difficile ou même impossible à soumettre aux tribunaux ordinaires (2). Il a fermement approuvé le roi de tenir la main à l'exécution de ses édits sur cette matière (3). Enfin

act. IV, sc. 1; l'Amour peintre, sc. XIII; le Mari confondu, act. I, sc. VIII; le Bourgeois gentilhomme, act. II, sc. III; act. III, sc. III; les Fourberies de Scapin, act. III, sc. II.

(1) « On ne saurait signaler (dans le Dépit amoureux) aucune intention de satire contemporaine, si ce n'est peut-être le passage où un bretteur du nom de La Rapière vient offrir ses services à Eraste qui les refuse avec mépris. Un des meilleurs services qu'ait rendus le prince de Conti aux états de Montpellier, moins de deux ans avant l'époque de la représentation du Dépit amoureux à Béziers, était d'avoir obligé non sans peine la noblesse de Languedoc à souscrire la promesse d'observer les édits du roi contre les duels. » A. Bazin, Notes historiques sur la vie de Molière, 1o partie.

(2) Le Misanthrope, act. II, sc. vii; act. IV, sc. 1.

On ne peut s'empêcher de regretter, dans notre société, l'absence de cette excellente institution de Louis XIV.

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il a declaré avec raison, par la bouche d'Eraste, qu'un homme qui a fait ses preuves n'a pas besoin de cela pour montrer qu'il n'est point un làche (1).

Si l'on se reporte au temps où Molière écrivait (2), on doit l'admirer d'avoir osé dire si nettement son opinion, et d'avoir si bravement appuyé les efforts de Louis XIV pour abolir l'usage quotidien et vraiment barbare du duel à cette époque.

(1) J'ai servi quatorze ans, etc.

Les Fâcheux, act. I, sc. x.

- La portée morale de cette scène est bien appréciée par J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. I, à la fin.

(2) Voir Loret, Lettre du 6 février 1655. — A toutes ces excellentes scènes, il faut joindre les scènes III-x de la Pastorale comique, dont il ne nous reste que quelques paroles chantées, mais qui étaient certainement une satire fort risible du duel.

CHAPITRE III.

L'HONNÊTE HOMME.

La débauche, l'avarice, l'imposture, l'homicide, sont condamnés et détestés par Molière est-ce assez ?

Il y a des points plus délicats, où la morale paraît moins intéressée, et où elle l'est pourtant. Il y a des vices de bonne compagnie qui passent, aux yeux indulgents du monde, pour de légers défauts ou même pour des qualités de société. Molière a-t-il seulement l'idée de la vertu banale et de la morale élastique à l'usage des gens du monde, ou son âme élevée conçoit-elle cette honnêteté supérieure, cette perfection scrupuleuse qui sait joindre la politesse exquise à la vertu rigide, et qui constituait de son temps l'honnête homme? Est-ce assez, selon lui, pour être honnête homme, d'éviter ce que condamne le code? A-t-on droit à ce titre quand on hait en gros le vice, quand on aime en gros la vertu, et quand on désire en général se défendre soi-même et protéger les siens contre la dégradation morale?

Non l'homme, être perfectible, n'est honnête homme qu'en s'appliquant de toutes ses forces à régler en soi les passions excessives, à se rendre meil

po

leur de toutes façons, par le travail, par la science, par la charité, par les manières même et par la litesse, par l'esprit et par le corps, enfin à s'approcher autant que possible du type idéal de l'humanité; en sorte qu'il réalise le vœu de Platon, qui demande que la vie du sage soit un effort pour se rendre semblable à Dieu (1), ou plutôt qu'il obéisse au commandement du Christ: « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait (2). »

Ce n'est pas seulement en gros et dans les circonstances importantes qu'il faut être vertueux : l'honnêteté consiste à se perfectionner en tout genre, à poursuivre le bien en toutes choses, à fuir, après les vices, les défauts, les travers, les ridicules même, et toutes les misères adhérentes à l'humanité, qui rendent quelquefois les petites vertus plus difficiles à pratiquer que les grandes.

Or, cette délicatesse morale, Molière l'a eue au plus haut degré, et l'a exprimée avec un suprême génie dans le Misanthrope (3).

Que ce drame sans action et sans dénoûment soit, au point de vue littéraire, un chef-d'œuvre inimitable, un des monuments les plus glorieux de l'esprit humain, ce n'est point ici la question le Misanthrope est une composition essentiellement morale (4).

(1) République, liv. VII.

(2) Matth., chap. V, v. 48.

(3) 1666.

(4) Voir D. Nisard, Histoire de la littérature française, liv. III, chap. IX, 84, le Misanthrope.

La coquetterie de Célimène, l'hypocrisie d'Arsinoé, la paresse vaniteuse des deux marquis, l'insouciance équivoque de Philinte, la fatuité d'Oronte, y sont exposés sous leur vrai jour, et le ridicule dans lequel tombe Alceste, par son exagération quelque peu personnelle, ne fait nul tort à l'estime réservée à sa loyauté et à sa franchise vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis des autres. Après avoir lu, après avoir vu cette pièce, on aime, on plaint, on estime l'honnête homme, un peu exagéré dans la manifestation de son honnêteté, un peu imparfait parce que la perfection n'est point humaine. On sent une joie sincère à voir Eliante, par sa grâce sereine, apporter à la rude vertu d'Alceste cet adoucissement de la vraie politesse, qui n'est autre que la fleur de la charité. Mais on condamne, sans compromis quoique sans amertume, les autres personnages, dignes d'indulgence parce qu'ils sont hommes, dignes de blâme parce qu'ils se laissent aller sans résistance aux premières poussées du vice, qu'il faut appeler par son nom, si poli, si élégant, si atténué par la mode et l'usage qu'il se présente. Aveugles étaient ceux qui ne voulaient voir dans cet intéressant tableau qu'un vernis de ridicule appliqué, pour l'amoindrir, à un homme irréprochable (1).

(1) Fénelon, Lettre à l'Académie françoise, VII. Voir plus haut, chap. I, page 18, note 1. — J.-J. Rousseau : « Vous ne sauriez me nier deux choses, l'une qu'Alceste est dans cette pièce un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien; l'autre, que l'auteur lui donne un personnage ridicule. C'en est assez ce me semble pour rendre Molière inexcusable. » Lettre à d'Alembert sur

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