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la douce, la pure Déidamia, dont la tendresse, toute d'innocence, se répand comme un baume salutaire sur le cœur ulcéré de Franck, ne faut-il pas qu'elle expie par sa mort le bonheur et le bienfait d'aimer ? Ici encore la pensée de Musset se rencontre avec celle de Byron. Le commentaire de ce triste dénouement, une strophe de Don Juan nous l'avait donné à l'avance : « O amour ! qu'y a-t-il donc dans ce bas monde qui nous rend si fatal le don d'être aimé ? Ah! pourquoi as-tu enlacé dans tes berceaux des branches de cyprès ? Pourquoi as-tu fait d'un soupir ton meilleur interprète ? Comme ceux qui cueillent les fleurs odorantes et ne les posent sur leur sein que pour les y laisser faner, de même les êtres frêles que nous voudrions aimer ne sont introduits dans nos cœurs que pour y périr 1. » Mais pour une malédiction lancée en passant, combien dans l'œuvre des deux poètes d'actes de foi et d'adoration envers l'amour! Ni l'un ni l'autre ne tenaient à être pris pour des naïfs: ils ont pourtant célébré avec un égal enthousiasme le souvenir du premier amour. « Il est doux, s'écrie Byron, à l'heure de minuit, sur la plaine azurée des flots éclairés par la lune, d'entendre les mouvements cadencés de la rame et les chants lointains du gondolier de l'Adriatique; il est doux ... », — et pendant quarante vers il énumère tout ce qui peut mettre de la joie au cœur de l'homme, - «mais plus doux, cent fois plus doux, est notre premier amour; il est pour nous dans le passé comme le souvenir qu'Adam gardait de sa chute 2. »

1. Don Juan, III, 2, trad. Pichot:

Oh, Love what is it, in this world of ours,

Which makes it fatal to be loved? Ah! why

With cypress branches hast thou wreathed thy bowers,

And made thy best interpreter a sigh?

As those who dote on odours pluck the flowers,

And place them on their breast, but place to die,

Thus the frail beings we would fondly cherish

Are laid within our bosoms but to perish.

2. Don Juan, I, 122 et suiv., trad. Pichot, 2e éd,. t UI, p. 130 et suiv.:

'Tis sweet to hear.

At the night on the blue and moonlit deep,

Musset reprend le thème au point pour ainsi dire où Byron l'avait laissé, et il continue à le développer du même mouvement inspiré :

Il se peut qu'on oublie un rendez-vous donné,

Une chance, un remords, et l'heure où l'on est né
Et l'argent qu'on emprunte. Il se peut qu'on oublie
Sa femme, ses amis, son chien et sa patrie.
Il se peut qu'un vieillard perde jusqu'à son nom.
Mais jamais 1 insensé, jamais le moribond,
Celui qui perd 1 esprit ou celui qui rend l'âme,
N'ont oublié la voix de la première femme
Qui leur a dit tout bas ces quatre mots si doux

Et si mystérieux : « My dear child, I love you 1. »

C'est que l'amour est à leurs yeux le seul bien qu'il y ait au monde, la seule chose qui vaille la peine de vivre. L'amour purifie et relève tous ceux qu'il touche. Une passion pure donne au pirate Conrad autant de noblesse que la vertu même ; un chaste baiser sur le front de Marion rachète le suicide de Rolla. Dans la ruine des illusions et des croyances, seul l'amour reste debout. Il tient la place de la religion; bien mieux, il en est une ; il a en soi quelque chose de divin. « Oui, l'amour est une clarté céleste, une étincelle de ce feu immortel que nous partageons avec les anges... La piété élève au ciel l'âme du juste; le ciel lui-même descend dans nos âmes avec l'amour. C'est un sentiment qui vient de la Divinité pour détruire toutes nos pensées vulgaires ; c'est un rayon de Celui qui a tout créé, une auréole brillante qui couronne le cœur 2. »

The song and oar of Adria's gondolier,
By distance mellow'd, o'er the waters sweep .

But sweeter still than this, than these, than all,
Is first and passionnate love it stands alone,
Like Adam's recollection of his fall.

1. Mardoche, IX.

2. Le Giaour, la confession du caloyer, trad. Pichot, 2o éd., t. II p. 41:

Yes, Love indeed is light from heaven,

A spark of that immortal fire

With angels shared. ...

C'est aussi par l'amour que l'homme, selon Musset, est dépositaire d'une étincelle

De ce foyer de vie et de force éternelle

Vers lequel en tremblant le monde étend les bras 1.

De son origine supraterrestre vient cette plénitude de bonheur, cette « félicité éternelle et ineffable, qui peut le disputer aux ravissements célestes 2»:

Amour! torrent divin de la source infinie!

Qu'importe cette mer, son calme et ses tempêtes,
Et ces mondes sans nom qui roulent sur nos têtes,
Et le temps et la vie au cœur qui t'a connu 3.

Mais qui peut se vanter d'avoir connu le véritable amour ? Cette félicité, y a-t-il un être humain qui l'ait possédée ? « O Amour, s'écrie Childe Harold, tu n'es point un habitant de ce monde ; séraphin invisible, nous croyons en toi, et les martyrs qui proclament ton culte sont les amants dont le cœur est brisé ; mais jamais mortel ne t'a vu jusqu'ici, jamais on ne te verra tel que tu dois être. L'imagination t'a créé comme elle a peuplé le ciel avec la bizarrerie de ses propres désirs... Nous nous flétrissons depuis notre jeunesse, nous respirons avec peine au milieu des maux qui nous déchirent. Le remède reste inconnu pour nous; nous ne pouvons désaltérer nos lèvres brûlantes. Quelquefois, sur le soir de la vie, quelque fantôme semblable à ceux que nous poursuivions jadis vient un moment nous séduire. Hélas! il est trop tard,..... Nous

Devotion wafts the mind above,

But Heaven itself descends in love;
A feeling from the Godhead caught,
To wean from self each sordid thought;
A Ray of Him who form'd the whole,

A glory circling round the soul !

1. Le Saule, VI.

2. Childe Harold, III, 103, trad. Pichot, t. III, p. 205.

3. Le Saule, VI.

BYRON

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sommes doublement malheureux 1. » Musset a symbolisé dans son Don Juan cette poursuite incessante d'un insaisissable idéal. Son héros n'a de commun avec celui de Byron que le nom et ce don de séduire qui est la caractéristique de toute la race. Le poète anglais s'est emparé du personnage comme d'un prétexte à répandre le flot de raillerie amère qui s'amassait en lui, à montrer ce qui se cache sous les dehors de la piété, de la vertu, de la grandeur, à dévoiler l'hypocrisie sociale. Don Juan et ses aventures sont le fil léger qui relie les uns aux autres les épisodes que sa verve intarissable prolonge en commentaires indignés ou gouailleurs. Si le personnage représente quelque chose, c'est en face de tant d'esclaves des conventions sociales et mondaines, l'instinct naturel se donnant carrière avec une inconscience qui est presque de l'innocence. Combien différente de cette conception satirique est la conception poétique de Musset! Luimême, quand il a voulu apparenter son Don Juan aux créations antérieures du même ordre, il a évoqué le Don Juan de Mozart et celui d'Hoffmann, mais il n'a pas même nommé celui de Byron. Et c'est justice. Mais ne retrouvet-on pas l'esprit du beau morceau de Byron que nous venons de citer, dans ce roué supérieur, ou pour mieux dire dans ce martyr de la religion de l'amour, qui a sacrifié à un rêve impossible le bonheur qu'il n'avait qu'à étendre la main pour saisir, toujours déçu et espérant toujours:

1. Childe Harold, IV, 121, 124, trad. Pichot, t. III, pp. 286-287:

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We wither from our youth, we gasp away

Sick

sick; unfound the boon unslaked the thirst,
Though to the last, in verge of our decay
Some phantom lures, such as we sought at first
But all too late, so we are doubly curst.

Tu retrouvais partout la vérité hideuse,
Jamais ce qu'ici-bas cherchaient tes yeux ardents,
Partout l'hydre éternel qui te montrait les dents,
Et, poursuivant toujours ta vie aventureuse,
Regardant sous tes pieds cette mer orageuse,

Tu te disais tout bas : « Ma perle est là-dedans 1. »

Et ce nouveau Don Juan, c'est plus encore : c'est le « symbole merveilleux de l'homme sur la terre », suçant d'une bouche avide les mamelles d'airain de la réalité, sans pouvoir y étancher sa soif infinie; hanté à travers les mirages des sens par la vision de l'absolu, du parfait et du divin. Tout l'idéalisme dont la nature de Musset était capable a passé dans ses strophes ardentes; et, comme on voyait l'orgueil à travers les haillons du cynique, sous le masque de l'indifférence blasée et du dandysme impertinent, on devine l'attente impatiente de ces joies et surtout de ces souffrances de l'amour qui allaient faire de lui un grand poète.

IV

Du jour où Musset eut souffert par l'amour, il devint vraiment un autre homme, ou, pour mieux dire, il devint un homme. Il a raconté lui-même la transformation qui s'opéra en lui. «< Au premier livre qui me tomba sous la main, je m'aperçus que tout avait changé. Rien du passé n'existait plus, ou, du moins, rien ne se ressemblait ; un monde nouveau m'apparaissait, comme si je fusse né de la veille. Un vieux tableau, une tragédie que je savais par cœur, une romance cent fois rebattue, un entretien avec un ami, me surprenaient; je n'y retrouvais plus le sens accoutumé. Je compris alors ce que c'est que l'expérience, et je vis que la douleur nous apprend la vérité 2. » Il avait mis jusque là

1. Namouna, II, 52.

2. Le Poète déchu (1839), cité par Paul de Musset, Biographie, p. 129

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