Images de page
PDF
ePub

des puissances contractantes une souveraineté en son nom dans les Pays-Bas; le roi d'Espagne s'obstinait sur cette condition si peu convenable et si disproportionnée aux grands intérêts en litige, et il refusait de signer la paix avec la Hollande, si les Hollandais, non contents de mettre madame des Ursins en possession de cette souveraineté, ne s'en faisaient, de plus, les garants vis-à-vis de l'Empereur. La conclusion de la paix en fut retardée de plusieurs mois. C'est le reproche politique le plus grave qu'on puisse faire à la mémoire de madame des Ursins: une faute de conduite par vanité. Elle mérita que Bolingbroke, qui connaissait son faible et ce qu'on pouvait tirer d'elle en lui donnant de l'Altesse, pût dire pendant les négociations de ce temps: « Il y a pour nous un avantage réel à flatter l'orgueil de cette vieille femme, puisque nous n'avons pas les moyens de flatter son avarice. » Cette affaire de souveraineté acheva de rompre l'accord entre elle et madame de Maintenon. Le bon et judicieux esprit de cette dernière reprend ici tous ses avantages; ce n'est jamais elle dont la modestie eût conçu une telle ambition si hors de mesure, et dont la justesse eût commis une telle faute si hors de propos.

La catastrophe qui précipita madame des Ursins est restée un des événements les plus singuliers, les plus dramatiques et les plus inexpliqués de l'histoire. On sait que, la charmante reine à laquelle elle appartenait étant morte à l'âge de vingt-six ans (14 février 4744), Philippe V dut songer incontinent à se remarier. Madame des Ursins, parmi les princesses d'Europe, en choisit exprès une des moindres, qu'elle pût créer comme de ses mains et former à sa dévotion. La princesse Elisabeth de Parme, objet de ce choix, et qu'elle n'avait préférée que parce qu'elle l'avait mal connue, entra donc en Espagne. Le roi s'avança à sa

rencontre sur le chemin de Burgos, et madame des Ursins prit elle-même les devants jusqu'à une petite ville appelée Xadraque. Le 23 décembre 1714, comme la reine y arrivait, madame des Ursins la reçut avec les révérences d'usage. Puis, l'ayant suivie dans un cabinet, elle la vit à l'instant changer de ton. Les uns disent que, madame des Ursins ayant voulu reprendre quelque chose à la coiffure et à la toilette de la reine, celle-ci la traita d'impertinente et s'emporta aussitôt. D'autres racontent (et ces divers récits se complètent sans se contredire) que madame des Ursins ayant protesté de son dévouement à la nouvelle reine, et assuré Sa Majesté « qu'Elle pouvait compter de la trouver toujours entre le roi et Elle, pour maintenir les choses dans l'état où elles devaient être à son égard, et lui procurer tous les agréments dont Elle avait lieu de se flatter, la reine, qui avait écouté assez tranquillement jusque-là, prit feu à ces dernières paroles, et répondit qu'elle n'avait besoin de personne auprès du roi; qu'il était impertinent de lui faire de pareilles offres, et que c'en était trop que d'oser lui parler de la sorte. » Ce qui est certain, c'est que la reine, chassant outrageusement madame des Ursins de son cabinet, fit appeler M. d'Amezaga, lieutenant des gardes-du-corps, qui commandait son escorte d'honneur, lui ordonnant d'arrêter madame des Ursins, de la faire monter surle-champ dans un carrosse et de la faire conduire aux frontières de France par le chemin le plus court et sans s'arrêter nulle part. Comme M. d'Amezaga hésitait, la reine lui demanda s'il n'avait pas un ordre particulier du roi d'Espagne de lui obéir en tout et sans réserve; ce qui était vrai. Madame des Ursins fut donc arrêtée et enlevée à l'instant dans sa toilette d'apparat et emmenée à six chevaux à travers l'Espagne; on était en plein hiver, et elle avait plus de soixante-douze ans.

Une femme de chambre et deux officiers des gardes étaient montés avec elle dans le carrosse :

« Je ne sais comment j'ai pu résister à toutes les fatigues du voyage (écrivait-elle à madame de Maintenon en errant sur la frontière de France, dix-huit jours après la scène de Xadraque). On m'a fait coucher sur la paille, et jeûner d'une manière bien opposée aux repas que j'ai coutume de faire. Je n'ai pas oublié, dans le détail que j'ai pris la liberté d'écrire au roi (à Louis XIV), que je ne mangeais que deux vieux œufs par jour; j'ai cru que cette circonstance l'exciterait à avoir pitié d'une fidèle sujette qui ne mérite, ce me semble, par aucun endroit un pareil mépris. Je vais à Saint-Jean-de-Luz pour me reposer un peu et savoir ce qu'il plaira au roi que je devienne. >>

Et de cette dernière ville, quelques jours après, elle écrit (toujours à madame de Maintenon) :

« J'attendrai les ordres du roi à Saint-Jean-de-Luz, où je suis dans une petite maison sur le bord de la mer. Je la vois souvent agitée et quelquefois calme: voilà les Cours; voilà ce que j'ai vu, voilà ce qui in'est arrivé, voilà ce qui excite votre généreuse compassion. Je conviendrai facilement avec vous qu'il ne faut chercher la stabilité qu'en Dieu. Certainement on ne peut la trouver dans le cœur humain; car qui était plus sûr que moi du cœur du roi d'Espagne ? »

Tout porte à croire, en effet, que ce fut le roi d'Espagne qui, oubliant les longs services de madame des Ursins, et à bout de sa domination dont il n'osait s'affranchir, donna l'ordre à sa nouvelle épouse de prendre tout sur elle; et cette dernière qui, ainsi qu'Albéroni, son conseiller, était de la race des joueurs intrépides en politique, n'hésita pas un seul instant à faire pour son coup d'essai cette exécution de maître. Élisabeth de Parme se sentait trop un personnage de première force pour pouvoir exister à côté de madame des Ursins sur la même scène.

C'est de cette même Élisabeth, née pour le trône, que le grand Frédéric a dit : « La fierté d'un Spartiate, l'opiniâtreté d'un Anglais, la finesse italienne, et la vivacité française formaient le caractère de cette femme

singulière; elle marchait audacieusement à l'accomplissement de ses desseins; rien ne la surprenait, rien ne pouvait l'arrêter. » Étant de ce caractère, il n'y a rien d'étonnant qu'elle ait profité de la moindre ouverture pour faire place nette dès son arrivée.

Dans cette chute foudroyante, madame des Ursins, après les premiers moments de surprise, retrouva toute sa force, tout son sang-froid, sa modération apparente; on n'entendit de sa bouche ni une plainte ni un reproche inconvenant, ni une parole de faiblesse. Elle s'était rendu compte à l'avance de tout ce néant humain; elle se dit, en sachant ses ennemis triomphants et ses amis consternés, qu'il n'y avait pas lieu à tant s'étonner; que ce monde n'était qu'une comédie où il y avait souvent de bien mauvais acteurs; qu'elle y avait joué son rôle mieux que beaucoup d'autrès peut-être, et que ses ennemis ne devaient pas s'attendre à ce qu'elle fût humiliée de ne le plus représenter: « C'est devant Dieu que je dois être humiliée, disait-elle, et je le suis. »

Après avoir quitté la France, où Louis XIV mourait et où le duc d'Orléans, qu'elle avait pour ennemi déclaré, devenait le maître, elle alla habiter Rome, son ancienne patrie, la ville des grandeurs déchues et des disgrâces décentes. Par un reste d'habitude, elle se mit

y gouverner la maison du roi et de la reine d'Angleterre, pour y gouverner quelque chose. Elle y vit arriver, déchus à leur tour, plus d'un de ceux qui l'avaient renversée elle-même, et elle mourut en décembre 1722, à plus de quatre-vingts ans.

La publication des pièces officielles et des dépêches des ambassadeurs de France, pendant la durée de l'influence de madame des Ursins à Madrid (si cette publication se fait un jour), pourra seule achever de déterminer avec précision toute l'importance et la qualité de son action politique; nous en savons déjà assez pour

porter sur elle une appréciation morale; et quant à son mérite littéraire, nous osons dire qu'il ne manque à ce qu'on a de madame des Ursins que des éditeurs moins négligents pour qu'elle devienne un de nos Classiques épistolaires. Ses lettres sont remplies de pages vives, qui nous rendent non-seulement les mœurs de la Cour d'Espagne, mais celles de la société française vers cette fin de Louis XIV. On ne connaît bien la duchesse de Bourgogne, madame de Caylus, et bien d'autres personnes d'aimable renom, que lorsqu'on les a vues revenir chaque jour dans cette Correspondance. Malgré d'heureuses et rares exceptions, il est bien clair que le beau siècle se gâte; les jeunes femmes de ce temps-là sont étranges de mœurs et de manières; elles vont être les femmes de la Régence. Elles ne fument pas encore comme aujourd'hui, mais elles prisent madame de Caylus elle-même a son joli nez barbouillé de tabac. La duchesse de Bourgogne veille, soupe, et, aux recommandations qui reviennent sans cesse, on sent qu'elle fait tout ce qu'il faut pour se tuer. Madame des Ursins, qui trouve madame de Maintenon trop sévère pour ses jeunes et aimables parentes, pour madame de Noailles, pour madame de Caylus surtout dont elle se fait l'avocate auprès d'elle, lui conseille sans cesse de s'entourer plus familièrement de ses nièces pour s'en égayer et s'en rajeunir. Sur quoi madame de Maintenon, avec sa rigidité la plus piquante et sa rectitude la plus ornée, répond (et il est bien entendu que ce qui suit ne saurait s'appliquer ni à madame de Caylus ni à madame de Noailles):

« Vous me tyrannisez sur les étrangers et sur mes parents; je vous avoue, Madame, que les femmes de ce temps-ci me sont insupportables: leur habillement insensé et immodeste, leur tabac, leur vin, leur gourmandise, leur grossièreté, leur paresse, tout cela est si opposé à mon goût et, ce me semble, à la raison, que je ne puis le souffrir. J'aime

« PrécédentContinuer »