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Ce spectacle, 6 Fanni! devais-tu le prévoir ?
Chère amante! est-ce ainsi que j'ai dû te revoir ?
Un doux espoir te flatte; et rien ne te révèle
Du trépas d'un amant la sanglante nouvelle.

Ce deuil, ce sombre éclat des lugubres flambeaux,
Ces longs crêpes, épars en funèbres lambeaux,
Ces voiles noirs, semés de larmes blanchissantes,
D'un corps pâle et glacé parures impuissantes,
Ces cantiques de mort, ces lamentables cris,
D'une secrète horreur vont glacer tes esprits.

Hélas! tu m'accusais d'une trop longue absence:
Malheureuse! tu vas jouir de ma présence!
Ta flamme n'attend pas un amant au cercueil;
Mais déjà de ta porte il ombrage le seuil;
Il passe sous tes murs: ta fenêtre s'entr'ouvre;
Ton œil, avec effroi, s'égare et le découvre.
« O ciel, t'écrîras-tu peut-être en ce moment,
» D'un semblable destin préserve mon amant! »
Ton amant ! il n'est plus ! hâte-toi de descendre;
Le cercueil te ravit sa fugitive cendre;

Mon ombre peut encor goûter quelques douceurs :
Enlève ton amant aux prêtres ravisseurs :
De ces vautours sacrés un lugubre nuage
De mon cercueil en vain te défend le passage.

Accours! et romps le joug des timides égards;
De plus près sur ma tombe attache tes regards :
Fais parler tes sanglots, ton silence, ta flamme,
Et ces larmes d'amour, souveraines de l'âme !
Va, le sceptre des rois est moins impérieux
Qu'une larme timide échappée à tes yeux.

Ose aimer sans rougir; ose avouer ta perte;
Lève ces noirs atours dont ma tombe est couverte ;
Gémis sur ton amant! tes soupirs, tes douleurs,
Tes regrets, tes sanglots vont passer dans les cœurs.
Ose me disputer à la Parque farouche:

Mets ton cœur sur mon cœur, ta bouche sur ma bouche;
Couvre de tes baisers et mes yeux et mon sein...
Tu sentiras mon cœur palpiter sous ta main !

ÉLÉGIE VIII. A NÉMÉSIS.

Toi, qu'invoque en ses pleurs l'innocent qu'on outrage,
Toi, qui semblais trahir mes vœux et mon courage,
Des crimes de l'Amour, des crimes de Thémis,
Tu me venges enfin, tardive Némésis!

Tu me fais de ta coupe enfin goûter les charmes.
Avant ce doux nectar, ô que j'ai bu de larmes.
Sous mes pas innocens que de piéges dressés !
Quel noir et long tissu de maux entrelacés !
J'ai, durant sept hivers, jouet d'un sort barbare,
Fatigué de Thémis le labyrinthe avare,
Depuis ce jour, fatal au reste de mes jours,
Qui de treize ans d'hiver empoisonna le cours.

Ah! le calme riant de mes jeunes années
M'annonçait-il, grands dieux! ces noires destinées ?
Quand je parais Fanni de myrtes et de fleurs,
Ah! croyais-je à Fanni devoir un jour des pleurs?
Quand je fermai sa tombe aux dépens de ma vie,
Pensais-je qu'elle-même un jour me l'eût ravie?
Ma candeur n'eût jamais soupçonné ces revers.
De mes illusions je parais l'univers.
Je me fis des vertus une chimère auguste.
J'osais même penser que Thémis était juste.
Dans mes douces erreurs j'avais sacrifié
Au tendre et pur amour, à la sainte amitié.
Ta mort, jeune Racine! et les pleurs des Corneilles,
En pénétrant mon âme, inspirèrent mes veilles.
L'éclat de l'or jamais n'éveilla mes désirs.
Fanni, les arts, la gloire enchantaient mes loisirs;
Je voyais dans Fanni, moins épouse qu'amante,
De mes destins heureux la compagne charmante;
Et par leurs soins heureux une mère, une sœur,
Eussent fait de mes jours envier la douceur.
J'aimais, je cultivais, je chantais la nature.
Que mon cœur était loin de croire à l'imposture!
Qu'un enfant des neuf sœurs est facile à tromper!
Je caressai la main qui devait me frapper!
D'un ennemi trop cher complaisante victime,
Tranquille, je dormais sous le poignard du crime :
Le noir complot m'éveille en éclatant sur moi.

Sans doute il éprouva moins de trouble et d'effroi,
Le premier qui, rasant le cap de la Tempête,
D'un nuage imprévu vit fondre sur sa tête
La nuit, les vents, la foudre à grands coups redoublés,
Et l'ouragan roulant les flots amoncelés.

Que de fois, Némésis, dans ce funeste orage,
Mon fragile vaisseau fut voisin du naufrage!
Que de fois j'appelai les dieux à mon secours!
Et les flots, et les vents, et les dieux étaient sourds.
Tu vis le triple nœud de ce complot infâme;
Tu vis s'armer ensemble et mère, et sœur, et femme;
Tu vis leur noire audace, ô crime! ô triple horreur!
De leurs coups sur moi seul diriger la fureur;
Tu les vis toutes trois, s'acharnant à leur proie,
Puiser dans mes tourmens une exécrable joie;

Et de mes tristes jours se disputant la fin, Se faire de ma vie un funeste butin.

O Méléagre! ainsi ton effroyable mère
Te dévouait aux feux qu'alluma sa colère;
Ainsi l'horrible sœur d'Absyrthe massacré,
Dispersait en lambeaux son frère déchiré;
Ainsi de Danaüs les filles exécrables,

Ausang de leurs époux baignaient leurs mains coupables.
Mais aucun d'eux n'a vu, dans ses derniers abois,
Epouse, et mère, et sœur, le frapper à la fois.

Ah! tu vis plus encor! tu vis leur calomnie
Des lois contre mes jours armer la tyrannie ;
Tu vis l'indigne chef d'un indigne sénat,
Au poignard de Thémis dicter l'assassinat ;
Tu le vis, souriant de sa lâche puissance,
Aux pieds mêmes du crime égorger l'innocence.

Et moi je m'écriais, en regardant les cieux :
Viendras-tu, Némésis, justifier les dieux ?
Laisseras-tu dormir ta vengeance et leur foudre ?
Est-ce sur mon tombeau que tu dois les absoudre ?
Et par le vain récit des monstres terrassés,
Penses-tu réjouir mes ossemens glacés?
Complice du forfait que tu n'oses confondre,
C'est en l'exterminant que tu dois me répondre.

Et tu restais muette au cri de mes douleurs !
Et le succès du crime insultait à mes pleurs !
Et j'entendais gronder la haine étincelante!
Et je voyais pâlir l'amitié chancelante!
Et dans cet univers, saisi d'un lâche effroi,
Contre tous mes tyrans je n'avais plus que moi.
Je dévorai mes pleurs, et j'embrassai ma lyre.
Armé de l'infortune, ivre d'un saint délire,
Mon génie indigné tonna sur les pervers.
Je condamnai leur chef aux tourmens des enfers;
Dans les siècles futurs je traînai sa mémoire;
Je le couvris de honte au flambeau de la gloire;
Et son nom, expirant sous ma juste fureur,
Déjà de l'avenir est l'opprobre et l'horreur.

Viens, viens, ô Némésis! seconde ma vengeance! Sur mes lâches tyrans frappons d'intelligence! Périsse jusqu'au nom d'un sénat odieux,

Et qu'un fils d'Apollon soit vengé par les dieux !

ÉLÉGIE IX.

L'infidèle a rougi de son lâche parjure!
Elie veut réparer l'irréparable injure
D'une amante qui laisse expirer son amant
Dans la jalouse horreur du plus affreux tourment.
Mais, comment de son crime effacer la mémoire?
Tant de fois abusé, pourrais-je encor la croire ?
Pourrais-je démentir mes oreilles mes yeux?
Ah! je démentirais les astres et les dieux!
C'est Amour qui l'ordonne; oui! je la crois encore.
Eh! comment ne pas croire, hélas, ce qu'on adore!
Jusqu'à la haine en vain je poussais ma fierté ;
Et ma haine adorait sa fatale beauté.
Son crime lui prêtait encor de nouveaux charmes ;
J'aurais de tout mon sang voulu payer ses larmes !
Un regard me donnait ou la vie ou la mort.

Aujourd'hui qu'elle atteste un fidèle remord,
Puis-je à son âme, hélas ! ne pas ouvrir mon âme?
Prête à donner le jour au gage de sa flamme,
Elle a posé ma main sur ses flancs douloureux,
Et pénétrant mon cœur d'un regard amoureux :
Si je touche, dit-elle à mon instant suprême,
Si mon fils, en naissant, m'enlève à ce que j'aime,
Je revivrai pour toi dans cet enfant chéri.
Un jour, en le pressant sur ton sein attendri,
Ton amour donnera des pleurs à ma mémoire;
Mes lettres de nos feux lui conteront l'histoire :
Il verra quelle ardeur avait su m'enflammer;
Instruit par mon amour, qu'il apprenne à t'aimer.
Il y verra le cœur de la plus tendre amante :
Il lira mes baisers, ma flamme impatiente,
L'ivresse des plaisirs, l'ivresse des douleurs,
Et ton absence encore écrite par mes pleurs.
Il y verra mon nom, le nom d'Adélaïde,
Ce doux nom... qui n'est plus celui d'une perfide.
Et ces mots, tant baisés: Toi seul fais mon destin;
T'aimer, c'est respirer un sentiment divin!
Ah! crois-moi, cher amant! cette ligne de flamme,
Mieux que dans mon billet, respire dans mon âme.
Si je vis, mon amour ne peut qu'être éternel;
J'en atteste mon fils et ce sein maternel!
Ton fils m'a rappelée à l'amour de son père;
Il te demande aussi la grâce de sa mère.

Son cœur est le doux nœud de ton cœur et du mien;
Nous serons toujours trois dans un même lien.

Alors, malgré Lucine et ses douleurs cuisantes, Me couvrant de baisers et de larmes brûlantes,

Avec un doux souris mêlé de pleurs amers:
Ah! je souffre pour toi des maux qui me sont chers!
Va! si je brûle encor d'une flamme volage,
Puissent tous mes attraits se flétrir avant l'âge !
Ne crains plus de mon cœur l'égarement fatal;
De mes yeux, pour jamais, j'ai banni ton rival.

Eh! je n'en croirais pas ces promesses sacrées Que jurent à mon cœur des lèvres adorées ! Ah! malheur à l'amant dans sa haine endurci, Et qu'une amante en pleurs n'a jamais adouci! De mon crédule amour dussé-je être victime, Tes pleurs, Adélaïde, ont effacé ton crime!

ÉLÉGIE X.

SUR UN FILS D'ADÉLAIDE,

Né le 1er mai 1781 et mort le 21 juin 1782.

O d'un amour trahi cher et dernier lien !
Enfant d'Adélaïde !... ô toi qui fus le mien!
Des plus tendres baisers, gage, hélas, pou durable,
Tu m'es ravi! tu meurs ! enfant trop déplorable!
De ma perfide amante en naissant séparé,
Sur le sein maternel tu n'as pas expiré ;
Enfant ! jouis du moins des larmes de ton père.

Muses! donnez des fleurs à sa tombe légère :
Toi, Vénus, dont le myrte honora son berceau,
Hélas! d'un noir cyprès couronne son tombeau.
Tu n'es plus, ô mon fils! trop semblable à la rose,
Sous tes pas innocens nouvellement éclose,
La Parque a moissonné tes rapides instans,
Lorsqu'à peine tes yeux ont revu le printemps;
Né dans le mois des fleurs, tu disparais comme elles.
Tu n'éprouveras point d'amantes infidèles :
Une parjure épouse, à l'aide de Thémis,
Ne te punira pas des maux qu'elle a commis.
Une sœur odieuse, à ta perte animée,
Ne te lancera point sa langue envenimée.
Tes pas, qui du berceau descendent au cercueil,
A peine de la vie ont effleuré le seuil.

Ta mort trompe les maux qui suivent l'existence;
Mais elle trompe aussi ma plus douce espérance.
Je croyais que l'amour t'avait formé pour moi:
Mon cœur dans l'avenir se reposait sur toi;
C'est pour toi que, fuyant la vaste solitude
D'un monde où règnent seuls l'or et l'ingratitude,
Mon âme se formait un univers plus doux,

Peuplé d'êtres plus purs, et plus dignes de nous ;

Univers où l'amour n'était plus un vain songe, Ni l'amitié constante un rapide mensonge; Univers où les cœurs étaient le prix des cœurs : Où l'or n'achetait point de serviles faveurs.

Ta bouche eût effacé par ses caresses pures
Les crimes de ta mère et ses baisers parjures ; -
Tes douleurs auraient su consoler mes douleurs :
Et nous eussions goûté les délices des pleurs.
Ta main sans doute un jour eût fermé ma paupière;
Si quelque gloire un jour eût lui sur ma carrière,
De ses nobles rayons tu te serais paré;
Et le nom de mon fils t'eût peut-être honoré :
Mais ton ombre a du Styx franchi les flots livides.

Ah! tu l'avais frappé de tes vœux homicides,
Mère affreuse! ta haine et la mort tour à tour
M'enlèvent une amante et les fruits de l'amour.
Parque barbare, achève! achève! et prends ma vie!
(Ah! sa plus douce part déjà m'était ravie !
Une amante et mon fils en faisaient la moitié.)
Ou si tu m'épargnais, cruelle par pitié,
Prête, prête ton glaive aux mains d'Adélaïde;
Dieux ! avec quel plaisir, l'ingrate, la perfide
Plongerait tout entier ce glaive dans un sein
Qu'amour fit tant de fois palpiter sous sa main !
Elle y reconnaîtrait la première blessure
Que me fit cette main trop fatale et trop sûre;
Elle y verrait mon cœur, sanglant et déchiré,
Détestant cet amour dont il est dévoré.
Qu'elle m'arrache, hélas ! et sa funeste flamme,
Et la mort de son fils vivante dans mon âme !
Qu'elle rejoigne un père à ce fils malheureux :
Et que sa rage au moins nous unisse tous deux !

ÉLÉGIE XI.

LE SONGE.

D'un piége inévitable ai-je pu me défendre ?
Amour! fatal amour! et toi, Zelmis, et toi
Dont la douce amitié m'enchaîna sous sa loi,
Tu prêtais à l'amour ta voix flatteuse et tendre.
Ah! qui veut fuir l'amour ne doit jamais t'entendre!

Hier, quand la nuit sombre, enveloppant les cieux
Fendait les airs glacés d'un char silencieux,
Assis auprès de toi, vers ton foyer paisible,
Tes accens me liaient d'une chaîne invincible :
Mon âme s'enivra de ces récits charmans
Où tu peignais si bien les récits des amans.

Je respirais leurs feux; j'enviais leurs alarmes ;

De mes yeux attendris coulaient leurs douces larmes
Que tu me rendais chers leurs plaisirs, 'leurs tourmens!
Je croyais à Vénus en regardant tes charmes :
L'amour m'environnait de ses enchantemens.
Tout semblait ressentir mes doux ravissemens.
Cette pure clarté que l'on doit à l'abeille,
Attentive à la voix, partageait notre veille;
Vulcain d'un feu plus doux pétillait à nos yeux :
Des vents grondans au loin la bruyante furie
N'osait troubler les sons de ta bouche attendrie.
Hélas! tu charmais tout... hors le temps envieux.
Sa main fit échapper cette heure fugitive
Qui, frappant douze fois dans l'or qui la captive,
M'ordonna sans pitié le nocturne repos.

Grands dieux! que le sommeil était loin de mon âme!
Ta voix dans tous mes sens avait porté la flamme.
Je me flattais pourtant que le dieu des pavots,
Humectant de leurs sucs ma paupière échauffée,
Assoupirait enfin jusqu'au dieu de Paphos :
Vain espoir! l'amour seul avait séduit Morphée.
Un songe tout de feu m'enleva dans ses bras
Jusqu'au lit où Morphée enchaînait tes appas.
Ta lumière veillait : elle offrait à ma vue,
En dépit des rideaux importuns et jaloux,
Ta vermeille beauté mollement étendue
Sous un lin qui voilait tes charmes les plus doux.
Je n'osais soulever l'importune barrière :
Mais d'un baiser timide effleurant ta paupière,
Je crus voir tes beaux yeux s'éveiller sans courroux.
Un soupir échappé de tes lèvres de rose
Suivit ce doux regard, et sembla me dire: Ose.
Soudain la volupté m'embrasa de ses feux.
D'un baiser plus ardent l'amoureuse licence
De ma craintive audace expia l'innocence;
Je devins moins coupable en devenant heureux.

O de mes sens émus trop rapide mensonge!
Le réveil a détruit mon fragile bonheur;
Zelmis! objet charmant d'une si douce erreur,
Diras-tu comme moi: Pourquoi n'est-ce qu'un songe?

LIVRE SECOND.

ÉLÉGIE I.

Divitias alius fulvo sibi congerat auro. TIBUL.

Ah! qu'un autre se plaise à grossir son trésor ! Qu'il n'ait de dieu, d'ami, d'amante que son or,

L'insensé qui, jaloux d'une vaine richesse,”
Inquiet, soupçonneux, veille et tremble sans cesse!
Un pénible bonheur flatte peu mes désirs :
Ma douce pauvreté me fait d'heureux loisirs;
Content sous mes foyers de voir la flamme agile
Égayer vers le soir mes pénates d'argile,
Pomone ne sait point éluder mon espoir,
Ni ma vigne tromper l'attente du pressoir.
Le sauvage arbrisseau qu'entame un fer utile,
Ici, doit à mes soins sa blessure fertile ;

Là, dans mes prés qu'altère un soleil dévorant,
Le docile ruisseau me suit en murmurant.
Mon verger s'embellit sous les mains de son maître.
Qu'il m'est doux de cueillir un fruit que j'ai vu naître'
Je ne dédaigne point de tracer des sillons;
J'aime à voir mes troupeaux errer dans les vallons.
Je ramène au bercail la génisse indolente,
Et l'agneau qui s'égare à sa mère bêlante.

O dieux amis des champs, dieux paisibles et doux !
Pan, Vertumne, Palès, je vous honore tous.
Veille sur mes jardins, toi dont la faux puissante
Donne aux brigands de l'air une utile épouvante!
Que mes épis dorés, prémices des guérets,
Couronnent tes cheveux, bienfaisante Cérès!
Dieux! jadis protecteurs d'un superbe héritage!
De ses débris, hélas! recevez l'humble hommage!
J'offrais une génisse en des temps plus heureux;
A présent un agneau suffit avec mes vœux :
Qu'il tombe à vos autels! Qu'autour de lui rangée,
La rustique jeunesse en deux camps partagée,
S'écrie Accordez-nous les vins et les moissons!
Dieux! ne rejetez point ces autels de gazons!
Cette argile est encor la même où nos ancêtres
Présentaient un lait pur à vos autels champêtres.
Loin, loin de mes brebis, ravisseurs ténébreux,
Loups cruels, insultez un bercail plus nombreux !

Je ne regrette point les trésors de mes pères,
Ni leurs palais ravis par des mains étrangères.
Que me faut-il ? ces champs, un lit et du repos ;
Un lit d'où l'amour seul écarte les pavots.

Ah! dans l'horreur des nuits que l'aquilon tourmente,
Quel charme de presser le doux sein d'une amante!"
Qu'une pluie orageuse et l'air tumultueux
Font bien goûter la paix d'un lit voluptueux !
Que tel soit mon bonheur, dieux! et que la fortune
Soit toute à ces mortels qui fatiguent Neptune;
Qu'ils cherchent des climats et des biens étrangers!.
En est-il d'aussi doux que mes champs, mes vergers?
Mon univers est là; là je borne ma course;
Là, rêvant sous un arbre, au doux bruit d'une source.

504

J'évite du midi les brûlantes chaleurs :
Mon absence à l'amour n'a point coûté de pleurs.

Ah! que les diamans! ah! que tout l'or périsse, S'il faut pour les ravir qu'une beauté gémisse!

C'est à toi, Messala, né pour les grands exploits,
De combattre, de vaincre et d'enchaîner les rois;
C'est à moi de subir une amoureuse chaîne,
Et d'assiéger long-temps une porte inhumaine.
Délie! ah! qu'on insulte à mon oisiveté !

Que m'importe la gloire où n'est point ta beauté !
Sois de mes humbles champs la nymphe tutélaire;
De mes jeunes brebis daigne être la bergère;
Viens sous un antre frais reposer dans mes bras;
Et puissé-je y dormir, vainqueur de tes appas !

Que sert un lit de pourpre où veillent les alarmes?
Il le cède à la mousse où reposent tes charmes.
L'or, le duvet, les eaux, les chants harmonieux,
Rien ne peut assoupir un œil ambitieux.

Eh! quelle âme d'airain, quel aveugle courage,
Pouvant te posséder, s'arme et vole au carnage!
Qu'il enchaîne l'Asie à ses fiers étendards;
Qu'il aille de la terre éblouir les regards;
Qu'avec toi, que pour toi je vive, ô mon amante!
Et te presse en mourant de ma main défaillante,
Sur le bûcher funèbre, hélas! mis à tes yeux,
Tu pleureras, Tibulle, en accusant les dieux.
Tu pleureras cent fois tes lèvres adorables
Mouilleront de baisers ces restes déplorables!
Nul amant, nulle amante, en voyant tes douleurs.
En voyant mon bûcher, ne retiendra ses pleurs :
Ils s'en retourneront l'œil humide de larmes!

Mais que ton désespoir n'offense point tes charmes !
Mon ombre en gémirait ; que dis-je? ah! mes beaux jours
Bravent encor la Parque, et sont tout aux amours.
Mais l'âge à pas muets se glisse, ô ma Délie!
La jeunesse s'envole: une aimable folie

Sied mal aux fronts glacés qu'outragent les hivers,
C'est au printemps qu'Amour cueille ses myrtes verts.

Chère amante, suis-moi dans sa douce mêlée; C'est là que ma valeur cent fois fut signalée. Bon soldat, chef heureux, là je suis un héros, Et le nom de Tibulle est connu dans Paphos.

Trompette, éveille au loin les amans de la gloire! Que Mars dispense ailleurs les prix de la victoire! Riche de mon amante, heureux, libre de soin, Ma fortune se rit de l'or et du besoin.

ÉLÉGIE II.

Adde merum vinoque novos compesce dolores. TIBUL.

Verse, verse, o Bacchus ! ta liqueur favorable; Assoupis les chagrins d'un amant misérable; Défends aux importuns de troubler mon repos, Si l'amour qui gémit goûte encor les pavots!

Ma Délie est soumise aux ordres d'un barbare :
Une porte d'airain l'enferme et nous sépare.
O porte inexorable à mes vœux les plus doux,
Que l'orage et les vents, que la foudre en courroux
Te brise!... ah! plutôt cède à mon impatience;
Ouvre-toi sans trahir un timide silence.
Si quelque injure échappe au dépit d'un amant,
Pardonne! il expîra ce fol égarement,
Hélas! rappelle-toi de plus douces offrandes;
Combien pour t'embellir j'ai tressé de guirlandes!

Toi, Délie, ose fuir un Argus odieux;
Ose; Vénus sourit aux cœurs audacieux.
Soit qu'un jeune amant tente une porte connue,
Soit que l'ouvre en tremblant sa nymphe à demi nue,
Vénus sait leur apprendre à s'écouler d'un lit,
A suspendre leurs pas que l'ombre ensevelit,
A tromper un jaloux, et même en sa présence,
Par des gestes parlans animer leur silence.
Doux secrets, vous fuyez ces mortels indolens,
Dans l'horreur de la nuit paresseux et tremblans.

Jeunes amans, dans l'ombre errez sans défiance;
Tout amant est sacré : Vénus est sa défense.

Sous l'aile des Amours qu'il brave les fureurs,

Et les avares mains des sombres ravisseurs.
Jamais les nuits d'hiver, la froidure et l'orage,
N'ont insulté ma tête ou glacé mon courage.
Faibles maux, quand Délie ouvre enfin à mes vœux,
Et m'appelle au doux bruit d'un signal amoureux.

Profanes, gardez-vous d'éclairer ces mystères,
D'envier nos plaisirs aux ombres solitaires ;
Fussiez-vous dans le Styx, malheureux indiscrets!
Le seul bruit de vos pas divulgue vos secrets.
Mais si quelque imprudent a vu... le téméraire!
Au nom de tous les dieux qu'il jure de se taire!
Il saura que Vénus, s'il révèle nos feux,
Est du sang et des flots un mélange orageux.
Que dis-je? ah! pour jamais ton jaloux est paisible,
Et j'en crois de Médée une élève infaillible.

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