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vant changer mon cœur, il faut se conformer à vos maximes, qui sont peut-être d'aimer, en gardant un parfait silence. Il fallait m'en avertir pour empêcher la surprise d'un effet si singulier. »

Elle ne reçoit des nouvelles que de ricochet et par les Français qui servent dans l'armée impériale; elle s'en plaint avec douceur, avec timidité, comme quelqu'un qui se sent à peine des droits :

Je suis bien heureuse que les Français qui sont dans votre armée n'aient point encore oublié leur patrie, car sans leur secours, malgré le peu de disposition que j'ai de vous croire coupable, je serais toujours dans des alarmes que votre situation ne fait que trop naître. Si vous aimiez, vous comprendriez qu'étant rassurée sur votre état par des étrangers, il est encore une nature d'inquiétude qui doit me tourmenter; mais, dès que vous me la faites avoir, vous ne la connaissez point. »

Elle aime, elle l'avoue avec simplicité, et elle craint aussitôt d'ennuyer et d'en avoir trop dit. Par un tact qui est propre aux femmes, elle se rejette sur la parenté et n'appelle plus que cousin celui qu'elle voulait nommer d'un nom plus doux :

«Adieu, mon cher cousin; rendez-en à une personne qui n'en rendra jamais qu'à vous, mon cœur vous étant sacrifié sans partage. »

Rendez-en; notez, chemin faisant, ces traces d'une pure et jolie langue, et toute semée encore de ces délicieux idiotismes qui ont depuis trop disparu.

Tandis qu'à la même époque, tous les désirs, tous les caprices passionnés ou sensuels s'exprimaient hautement avec impudence, il est touchant de voir ici un sentiment vrai, un attachement sincère qu'autorise le devoir, n'oser se produire qu'avec tremblement et pudeur, et une crainte marquée d'être repoussé :

« Je vous embrasse de tout mon cœur, malgré votre cruel silence. Songez pourtant que j'ai besoin d'être soutenue par vous dans la situation où me met le péril où vous êtes, que je me retrace sans cesse ; car

je vous aime, mon cher cousin, avec de ces sentiments que l'inclination a formés, qu'elle entretient, et dans lesquels elle insinue tout ce qui a jamais produit l'union la plus tendre et la plus solide. Je finis malgré moi. »

Elle a un beau et doux moment, l'unique, le dernier; c'est après la victoire de Belgrade, où Bonneval eut si grande part et où la renommée proclame sa vaillance :

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Quel moment charmant, s'écrie-t-elle (septembre 1717), à ajouter au plaisir de votre bonne santé, le seul qui m'ait occupée jusqu'à cette heure, que celui de la victoire à laquelle tout le monde vous donne la plus grande part! Quoique je ne sois pas vaine, il serait impossible de n'être pas flattée de ce qui se publie sur votre compte ; je ne fais pas un pas que je n'entende faire votre éloge, et d'une façon que je vous avouerai qui séduit mon oreille et touche véritablement mon cœur. II est bien juste que je tire quelque avantage d'une gloire que vous acquérez à un prix si cher pour mon âme et pour toute ma tranquillité. »

Madame de Bonneval est digne de ses aïeux; elle sent ce que c'est que la gloire des armes. Ses sœurs sont mariées, et même richement, à des gens de condition; elle les trouve très-bien établies, mais elle ne les envie pas. Pour elle, elle est prête à se soumettre à toutes les absences, à toutes les privations, pour l'honneur et l'accroissement de réputation de celui qu'elle aime: « Quand on porte de certains noms, pense-t-elle, et qu'on est née avec la gloire de le sentir, on prend patience sur les choses auxquelles il n'y a pas de remède. » Comment Bonneval ne sut-il pas apprécier un pareil cœur, une distinction si vive et si pure, un choix et un don si absolus? Il y a d'elle des lettres tout ardentes et passionnées; cette pauvre jeune femme malade s'exalte et se dévore dans la solitude:

«Non, je ne m'en plains pas, dit-elle ; quoique je sois dans une situation affreuse, je ne saurais regretter la tranquillité de la vie qui l'a précédée. Il n'est rien sur la terre qui puisse m'être sensible que d'être aimée de vous. Je me flatte que je jouirai de cette félicité sans changement. Du moins je ne serai occupée que de vous plaire, et je vous

jure, mon cher maître, une fidélité aussi durable que mon attachement est violent. Je ne crois pouvoir rien ajouter à la force de cette expression, ne sachant point dire ce que je sens. Ce sont des mouvements qui m'étaient si inconnus, qu'en me livrant à toutes leurs ardeurs, je ne puis les définir. Expliquez, je vous prie, à votre cœur tout l'embarras du mien, et dites-vous souvent que vous êtes, de tous les hommes, le plus tendrement aimé. J'ajoute à ces sentiments une estime qui doit être le lien de l'amour dont la pureté fait tout le mérite. N'oubliez pas, je vous conjure, votre pauvre petite femme, et songez que je suis, ainsi que j'ai déjà dit, dans un état qui mérite votre compassion. Je vous jure que, si je ne regardais que moi, la mort me semblerait une ressource à laquelle tous mes désirs auraient recours. Je crains toujours que la gloire ne soit une rivale bien redoutable pour moi. Cependant il me semble que nous devrions balancer votre cœur ; et lorsqu'elle vous fera exposer votre vie, je devrais vous faire prendre les précautions qu'elle permet. Faites donc réflexion à tout cela, mon cher maître, et que ma seule ambition est votre conservation, vous seul pouvant me rendre heureuse. Je ne puis vous parler que de moi pour aujourd'hui, car je ne pense qu'à vous, et tout le reste me devient insupportable.

«Je vous embrasse de tout mon cœur et voudrais acheter de la moitié de ma vie le bonheur de cette lettre. »

Mais il est des moments où elle s'aperçoit de son illusion, et que son cœur fait trop de chemin; car, après tout, elle le connaît à peine; elle anticipe sur les temps pour l'aimer; dix jours de connaissance dans la vie, et puis c'est tout; le reste n'a été qu'un rêve:

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« Un cœur comme le mien est un meuble bien inutile pour l'agrément de la vie, et bien à charge dans toutes ces circonstances. Ce qu'il y a même de plus cruel, mon cher maître, c'est qu'il peut le devenir aux autres pour être trop tendre. »

Elle se réduit à lui demander bien peu dans ses alarmes pendant la campagne; tout le monde écrit, excepté lui :

« Je vous prie seulement de dire une fois tous les huit jours à votre valet de chambre que vous avez une femme qui vous aime et qui demande qu'on lui apprenne que vous êtes en bonne santé. Je ne sais si vous en trouverez le souvenir trop fréquent, mais vous serez injuste si vous me le refusez, »

On voit assez quels trésors de cœur renferment ces douze ou quinze lettres qui mériteraient d'être publiées de nouveau avec quelques éclaircissements, quelques rectifications, et dans un ordre qui en fasse valoir toutes les gradations et les nuances.

La comtesse de Bonneval mourut en avril 1744, veuve comme elle disait, malade de tout temps et infirme. Elle vécut assez pour voir celui qu'elle avait aimé renoncer à tout ce qui était du chrétien et du chevalier, à tout ce qui avait fait, à un court moment, son orgueil d'épouse.

Au lieu de revenir en France, après ses exploits de Hongrie, Bonneval continua de séjourner à Vienne, où il occupait un haut rang, mais où le ton et l'étiquette régnante devaient, tôt ou tard, amener des désaccords avec sa manière d'être et de vivre. Il vivait en effet librement, comme l'eût fait un convive du Temple, raillant les sots, narguant les coteries, fréquentant peu les églises, et chansonnant volontiers les agents de chancellerie et les bureaux; il était, en un mot, ce qu'il avait toujours été, gai, cordial, aimable, spirituel et même grivois, insolent et bon enfant. Il trouva moyen de se mettre en froid avec le prince Eugène, un peu vieilli, dont il frondait la maîtresse et les créatures. La comtesse de Bonneval, informée de cette brouillerie, pressentit de loin l'orage; elle écrivait à son mari avec če sens de prudence que le cœur développe chez les femmes : « J'ai beaucoup souffert des bruits qui se sont répandus ici de votre brouillerie avec le prince Eugène... Quand nos amis deviennent nos ennemis, je les crois les plus dangereux. » Ce refroidissement éloigna Bonneval de Vienne; il était en 1724 à Bruxelles, où il servait comme général, et où il avait son régiment en garnison; il y était sur le meilleur pied, un peu goutteux, mais recevant chez lui la meilleure compagnie,

donnant soupers et concerts; très-aimé tant de la noblesse que du peuple et de la bourgeoisie, quand tout à coup éclata sa fâcheuse affaire avec le marquis de gouverneur.

Prié,

On ne saurait se figurer aujourd'hui, quand on en lit les détails, qu'un homme considérable comme l'était alors Bonneval, et raisonnable comme il aurait dû l'être, ait ainsi brisé sa carrière et risqué le tout pour le tout à propos d'un pur commérage. La marquise de Prié et sa fille s'étaient permis de dire à leur cercle que la reine d'Espagne, épouse du jeune roi Louis Ier et fille de feu le duc d'Orléans Régent, avait eu une aventure galante, accompagnée de certaines circonstances où le poignard avait joué un rôle. Là-dessus, Bonneval, qui en voulait au marquis de Prié, comme à un homme de peu et créature du prince Eugène, s'enflamme (22 août 1724) et prend fait et cause pour la vertu de cette petite reine Élisabeth de Valois, à laquelle, disait-il, il avait l'honneur d'appartenir et d'être apparenté : « Le comte de Bonneval a l'honneur d'être allié au sang royal de France par les maisons de Foix et d'Albret. » « Comme j'ai l'honneur, disait-il encore, d'appartenir à la maison de Bourbon par des filles de souverains qui sont entrées dans la mienne, je ne pouvais, sans être déshonoré, souffrir un pareil attentat contre une princesse de France. » Pour satisfaire à ce singulier devoir, il écrit un billet contenant un démenti outrageant pour les de Prié, et des copies s'en répandent dans tout Bruxelles. Le marquis de Prié use de son autorité pour faire ordonner à Bonneval les arrêts, puis pour le faire conduire sous escorte de cinquante dragons à la citadelle d'Anvers (3 septembre). Cependant Bonneval adresse de tous côtés des relations de cette affaire, des factums et lettres à l'Empereur, au Supreme Conseil aulique de guerre, au prince Eugène,

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