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pouvait-elle être ? On le conçoit sans peine, même lorsqu'on n'en aurait pas la preuve d'après les originaux. Cette première édition ne contint pas tout ce qu'il avait laissé; on n'y donna que les principaux morceaux, et, dans ce qu'on donna, des scrupules de diverse nature, soit de doctrine, soit même de grammaire, firent corriger, adoucir, expliquer certains endroits où la vivacité et l'impatience de l'auteur s'étaient marquées en traits trop brusques ou trop concis, et d'une façon décisive qui, en telle matière, pouvait être compro

mettante.

Au dix-huitième siècle, Voltaire et Condorcet s'emparèrent de quelques-unes de ces Pensées de Pascal comme, à la guerre, on tâche de profiter de quelques mouvements trop avancés d'un général ennemi audacieux et téméraire. Pascal n'était qu'audacieux et non téméraire; mais, puisque je l'ai comparé à un général, j'ajouterai que c'était un général qui avait été tué dans le moment même de son opération : elle était restée inachevée et en partie à découvert.

De nos jours, en restituant le vrai texte de Pascal, en donnant ses phrases dans toute leur simplicité, dans leur beauté ferme et précise, et aussi dans leur hardiesse de défi et leur familiarité parfois singulière, on est revenu à un point de vue plus juste et nullement hostile. M. Cousin le premier a provoqué ce travail de restitution complète de Pascal en 1843; M. Faugère a le mérite de l'avoir exécuté en 1844. Grâce à lui, on a maintenant les Pensées de Pascal conformément aux manuscrits mêmes. C'est ce texte qu'un jeune professeur très-distingué, M. Havet, vient de publier à son tour, en l'environnant de tous les secours nécessaires, explications, rapprochements, commentaires; il a donné une édition savante, et vraiment classique dans le meilleur sens du mot.

Ne pouvant entrer à fond dans l'examen de la méthode de Pascal, je voudrais ici insister, d'après. M. Havet, sur un seul point, et montrer comment, malgré tous les changements survenus dans le monde et dans les idées, malgré la répugnance que causent de plus en plus certaines vues particulières à l'auteur des Pensées, nous sommes aujourd'hui dans une meilleure position pour sympathiser avec Pascal qu'on ne l'était du temps de Voltaire; comment ce qui scandalisait Voltaire dans Pascal nous scandalise moins que les belles et cordiales parties, qui sont tout à côté, ne nous touchent et ne nous ravissent.

C'est que Pascal n'est pas seulement un raisonneur, un homme qui presse dans tous les sens son adversaire, qui lui porte mille défis sur tous les points qui sont d'ordinaire l'orgueil et la gloire de l'entendement; Pascal est à la fois une âme qui souffre, qui a ressenti et qui exprime en lui la lutte et l'agonie.

Il y avait des incrédules du temps de Pascal; le seizième siècle en avait engendré un assez grand nombre, surtout parmi les classes lettrées; c'étaient des païens, plus ou moins sceptiques, dont Montaigne est pour nous le type le plus gracieux, et dont nous voyons se continuer la race dans Charron, La Mothe-le-Vayer, Gabriel-Naudé. Mais ces hommes de doute et d'érudition, ou bien les libertins simplement gens d'esprit et du monde, comme Théophile ou Des Barreaux, prenaient les choses peu à cœur; soit qu'ils persévérassent dans leur incrédulité ou qu'ils se convertissent à l'heure de la mort, on ne sent en aucun d'eux cette inquiétude profonde qui atteste une nature morale d'un ordre élevé et une nature intellectuelle marquée du sceau de l'Archange; ce ne sont pas, en un mot, des natures royales, pour parler comme Platon. Pascal, lui, est de cette race première et glorieuse; il en a au cœur et au front

plus d'un signe : c'est un des plus nobles mortels, mais malade, et il veut guérir. Le premier il a introduit dans la défense de la religion cette ardeur, cette angoisse et cette haute mélancolie que d'autres ont portée plus tard dans le scepticisme.

« Je blâme également, dit-il, et ceux qui prennent parti de louer l'homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui le prennent de se divertir; et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant.

La méthode qu'il emploie dans ses Pensées pour combattre l'incrédule, et surtout pour exciter l'indifférent, pour lui mettre au cœur le désir, est pleine d'originalité et d'imprévu. On sait comment il débute. Il prend l'homme au milieu de la nature, au sein de l'infini; le considérant tour à tour par rapport à l'immensité du ciel et par rapport à l'atome, il le montre alternativement grand et petit, suspendu entre deux infinis, entre deux abîmes. La langue française n'a pas de plus belles pages que les lignes simples et sévères de cet incomparable tableau. Poursuivant l'homme au dedans comme il l'a fait au dehors, Pascal s'attache à démontrer dans l'esprit même deux autres abîmes, d'une part une élévation vers Dieu, vers le beau moral, un mouvement de retour vers une illustre origine, et d'autre part un abaissement vers le mal et une sorte d'attraction criminelle du côté du vice. C'est là, sans doute, l'idée chrétienne de la corruption originelle et de la Chute; mais, à la manière dont Pascal s'en empare, il la fait sienne en quelque sorte, tant il la pousse à bout et la mène loin il fait de l'homme tout d'abord un monstre, une chimère, quelque chose d'incompréhensible. Il fait le nœud et le noue d'une manière insoluble, afin que plus tard il n'y ait qu'un Dieu tombant comme un glaive, qui puisse le trancher.

Je me suis donné, pour varier cette lecture de Pas

cal, la satisfaction de relire tout à côté quelques pages de Bossuet et de Fénelon. J'ai pris Fénelon dans le Traité de l'Existence de Dieu, et Bossuet dans le Traité de la Connaissance de Dieu et de Soi-même; et, sans chercher à approfondir la différence (s'il en est) de la doctrine, j'ai senti avant tout celle des caractères et des génies.

Fénelon, on le sait, commence par demander ses preuves de l'existence de Dieu à l'aspect général de l'univers, au spectacle des merveilles qui éclatent dans tous les ordres; les astres, les éléments divers, la structure du corps humain, tout lui est un chemin pour s'élever de la contemplation de l'œuvre et de l'admiration de l'art à la connaissance de l'ouvrier. Il y a un plan et des lois, donc il y a un architecte et un législateur. Il y a des fins marquées, donc il y a une intention suprême. Après avoir accepté avec confiance ce mode d'interprétation par les choses extérieures et la démonstration de Dieu par la nature, Fénelon, dans la seconde partie de son Traité, aborde un autre ordre de preuves; il admet le doute philosophique sur les choses du dehors et s'enferme en soi, pour arriver au même but par un autre chemin et pour démontrer Dieu par la seule nature de nos idées. Mais, en admettant ce doute universel des philosophes, il ne s'effraie pas de cet état; il le décrit avec lenteur, presque avec complaisance; il n'est ni pressé, ni impatient, ni souffrant comme Pascal; il n'est pas ce que Pascal dans sa recherche nous paraît tout d'abord, ce voyageur égaré qui aspire au gîte, qui, perdu sans guide dans une forêt obscure, fait mainte fois fausse route, va, revient * sur ses pas, se décourage, s'assied au carrefour de la forêt, pousse des cris sans que nul lui réponde, se remet en marche avec frénésie et douleur, s'égare encore, se jette à terre et veut mourir, et n'arrive enfin

qu'après avoir passé par toutes les transes et avoir poussé sa sueur de sang.

Fénelon, dans sa marche facile, graduelle et mesurée, n'a rien de tel. Il est bien vrai qu'au moment où il se demande si la nature entière n'est pas un fantôme, une illusion des sens, et où, pour être logique, il se place dans cette supposition d'un doute absolu, il est bien vrai qu'il se dit : « Cet état de suspension m'étonne et m'effraie; il me jette au dedans de moi dans une solitude profonde et pleine d'horreur; il me gêne, il me tient comme en l'air : il ne saurait durer, j'en conviens; mais il est le seul état raisonnable. » Au moment où il dit cela, on sent très-bien, à la manière même dont il parle et à la légèreté de l'expression, qu'il n'est pas sérieusement effrayé. Un peu plus loin, s'adressant à la raison et l'apostrophant, il lui demande : « Jusques à quand serai-je dans ce doute, qui est une espèce de tourment, et qui est pourtant le seul usage que je puisse faire de la raison? » Ce doute, qui est une espèce de tourment pour Fénelon, n'est jamais admis en supposition gratuite par Pascal, et dans la réalité il lui paraît la plus cruelle torture, et qui est la plus antipathique, la plus révoltante à la nature même. Fénelon, en se plaçant dans cet état de doute à l'instar de Descartes, s'assure d'abord de sa propre existence et de la certitude de quelques idées premières. Il continue dans cette voie de déduction large, agréable et facile, mêlée çà et là de petits élans d'affection, mais sans orage. On croit sentir, en le lisant, une nature angélique et légère, qui n'a qu'à se laisser aller pour remonter d'elle-même à son principe céleste. Le tout se couronne par une prière adressée surtout au Dieu infini et bon, auquel il s'abandonne avec confiance si quelquefois la parole l'a trahi : « Pardonnez ces erreurs, ô Bonté qui n'êtes pas moins infinie que toutes les autres perfections de

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