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teurs et d'esclaves, dont Rome et l'Italie étoit surchargée, ont causé d'effroyables violences, et même des guerres sanglantes. Rome, épuisée par tant de guerres civiles et étrangères, se fit tant de nouveaux citoyens, ou par brigue ou par raison, qu'à peine pouvoit-elle se reconnoître elle-même parmi tant d'étrangers qu'elle avoit naturalisés. Le sénat se remplissoit de Barbares le sang romain se mêloit : l'amour de la patrie, par lequel Rome s'étoit élevée au-dessus de tous les peuples du monde, n'étoit pas naturel à ces citoyens venus de dehors; et les autres se gâtoient par le mélange. Les partialités se multiplioient avec cette prodigieuse multiplicité de citoyens nouveaux; et les esprits turbulens y trouvoient de nouveaux moyens de brouiller et d'entreprendre.

Cependant le nombre des pauvres s'augmentoit sans fin par le luxe, par les débauches, et par la fainéantise qui s'introduisoit. Ceux qui se voyoient ruinés n'avoient de ressource que dans les séditions, et en tout cas se soucioient peu que tout pérît après eux. On sait que c'est ce qui fit la conjuration de Catilina, Les grands ambitieux, et les misérables qui n'ont rien à perdre, aiment toujours le changement. Ces deux genres de citoyens prévaloient dans Rome; et l'état mitoyen, qui seul tient tout en balance dans les Etats populaires, étant le plus foible, il falloit que la république tombât.

On peut joindre encore à ceci l'humeur et le génie particulier de ceux qui ont causé les grands mouvemens, je veux dire des Gracques, de Marius, de

Sylla, de Pompée, de Jules César, d'Antoine et d'Auguste. J'en ai marqué quelque chose; mais je me suis attaché principalement à vous découvrir les causes universelles et la vraie racine du mal, c'està-dire cette jalousie entre les deux ordres, dont il vous étoit important de considérer toutes les suites.

CHAPITRE VIII.

Conclusion de tout le discours précédent, où l'on montre qu'il faut tout rapporter à une Providence.

MAIS Souvenez-vous, Monseigneur, que ce long enchaînement des causes particulières, qui font et défont les empires, dépend des ordres secrets de la divine Providence. Dieu tient du plus haut des cieux les rênes de tous les royaumes; il a tous les cœurs en sa main tantôt il retient les passions; tantôt il leur lâche la bride, et par là il remue tout le genre humain. Veut-il faire des conquérans? Il fait marcher l'épouvante devant eux, et il inspire à eux et à leurs soldats une hardiesse invincible. Veutil faire des législateurs? Il leur envoie son esprit de sagesse et de prévoyance; il leur fait prévenir les maux qui menacent les Etats, et poser les fondemens de la tranquillité publique. Il connoît la sagesse humaine, toujours courte par quelque endroit; il l'éclaire, il étend ses vues, et puis il l'abandonne ignorances: il l'aveugle, il la précipite, il la confond par elle-même : elle s'enveloppe, elle s'embarrasse dans ses propres subtilités, et ses précau

tions lui sont un piége. Dieu exerce par ce moyen ses redoutables jugemens, selon les règles de sa justice toujours infaillible. C'est lui qui prépare les effets dans les causes les plus éloignées, et qui frappe ces grands coups dont le contre-coup porte si loin. Quand il veut lâcher le dernier, et renverser les empires, tout est foible et irrégulier dans les conseils. L'Egypte, autrefois si sage, marche enivrée, étourdie et chancelante, parce que le Seigneur a répandu l'esprit de vertige dans ses conseils; elle ne sait plus ce qu'elle fait, elle est perdue. Mais que les hommes ne s'y trompent pas Dieu redresse quand il lui plaît le sens égaré; et celui qui insultoit à l'aveuglement des autres tombe lui-même dans des ténèbres plus épaisses, sans qu'il faille souvent autre chose, pour lui renverser le sens, que ses longues prospérités.

C'est ainsi que Dieu règne sur tous les peuples. Ne parlons plus de hasard ni de fortune, ou parlons-en seulement comme d'un nom dont nous couvrons notre ignorance. Ce qui est hasard à l'égard de nos conseils incertains, est un dessein concerté dans un conseil plus haut, c'est-à-dire, dans ce conseil éternel qui renferme toutes les causes et tous les effets dans un même ordre. De cette sorte tout concourt à la même fin; et c'est faute d'entendre le tout, (que nous trouvons du hasard ou de l'irrégularité dans les rencontres particulières.

Par-là se vérifie ce que dit l'apôtre (1), que « Dieu

(1) I. Tim. VI. 15.

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» est heureux, et le seul puissant, roi des rois, et seigneur des seigneurs ». Heureux, dont le repos est inaltérable, qui voit tout changer sans changer lui-même, et qui fait tous les changemens par un conseil immuable; qui donne, et qui ôte la puissance; qui la transporte d'un homme à un autre, d'une maison à une autre, d'un peuple à un autre, pour montrer qu'ils ne l'ont tous que par emprunt, et qu'il est le seul en qui elle réside naturellement.

C'est pourquoi tous ceux qui gouvernent se sentent assujétis à une force majeure. Ils font plus ou moins qu'ils ne pensent, et leurs conseils n'ont jamais manqué d'avoir des effets imprévus. Ni ils ne sont maîtres des dispositions que les siècles passés ont mises dans les affaires, ni ils ne peuvent prévoir le cours que prendra l'avenir, loin qu'ils le puissent forcer. Celui-là seul tient tout en sa main, qui sait le nom de ce qui est et de ce qui n'est pas encore, qui préside à tous les temps, et prévient

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tous les conseils.

Alexandre ne croyoit pas travailler pour ses capitaines, ni ruiner sa maison par ses conquêtes. Quand Brutus inspiroit au peuple Romain un amour immense de la liberté, il ne songeoit pas qu'il jetoit dans les esprits le principe de cette licence effrénée, par laquelle la tyrannie qu'il vouloit détruire devoit être un jour rétablie plus dure que sous les Tarquins. Quand les Césars flattoient les soldats, ils n'avoient pas dessein de donner des maîtres à leurs successeurs et à l'Empire. En un mot, il n'y a point

de puissance humaine qui ne serve malgré elle à d'autres desseins que les siens. Dieu seul sait tout réduire à sa volonté. C'est pourquoi tout est surprenant, à ne regarder que les causes particulières, et néanmoins tout s'avance avec une suite réglée. Ce Discours vous le fait entendre; et pour ne plus parler des autres empires, vous voyez par combien de conseils imprévus, mais toutefois suivis en euxmêmes, la fortune de Rome a été menée depuis Romulus jusqu'à Charlemagne.

Vous croirez peut-être, Monseigneur, qu'il auroit fallu vous dire quelque chose de plus de vos Français et de Charlemagne qui a fondé le nouvel Empire. Mais outre que son histoire fait partie de celle de France que vous écrivez vous-même, et que vous avez déjà si fort avancée, je me réserve à vous faire un second Discours, où j'aurai une raison nécessaire de vous parler de la France et de ce grand conquérant, qui étant égal en valeur à ceux que l'antiquité a le plus vantés, les surpasse en piété, en sagesse et en justice.

Ce même Discours vous découvrira les causes des prodigieux succès de Mahomet et de ses successeurs. Cet Empire, qui a commencé deux cents ans avant Charlemagne, pouvoit trouver sa place dans ce Discours mais j'ai cru qu'il valoit mieux vous faire voir dans une même suite ses commencemens et sa décadence.

Ainsi je n'ai plus rien à vous dire sur la première partie de l'histoire universelle. Vous en découvrez tous les secrets, et il ne tiendra plus qu'à vous d'y

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