Images de page
PDF
ePub

ment et efficacement tous nos ports, et cela dès aujourd'hui, si bon lui semble. Et pour lui résister, il n'y a pour nous qu'une seule ressource, qu'un seul moyen, celui dont elle userait contre nous, une marine à vapeur.

Eh bien, il faut le redire, c'est là le côté douloureux de la question; malgré toutes les illusions dont nous aimons à nous satisfaire, malgré tous les faits avancés, tous les chiffres alignés, nous n'avons qu'une force impuissante, une force dont l'existence purement nominale est toute sur le papier. Sur quoi se fonde-t-on, en effet, pour rassurer la France et lui prouver que sa marine est dans un état respectable? Sur une escadre à voiles parfaitement armée, j'en conviens, et certes ce n'est pas moi qui lui dénierai ses mérites et sa gloire; mais s'il est vrai que, par le simple progrès des choses, ce qui était le principal, ce qui était tout il y a 20 ans encore, n'est plus aujourd'hui qu'un accessoire dans la force navale, cette belle escadre serait bien près de n'être qu'une dépense inutile. Examinons un peu des faits qui se sont passés sous nos yeux, c'est de l'histoire contemporaine que chacun peut apprécier avec ses souvenirs.

Depuis que les progrès de la navigation ont fait abandonner les galères (ceci est assez ancien), chaque État a eu des escadres, ou réunions de vaisseaux à voiles, comme expression de sa force navale. Les flottes françaises et anglaises se sont, pendant un siècle et demi, disputé l'empire de la mer, et, après des luttes longues et sanglantes, le pavillon britannique s'est promené d'un bout à l'autre du globe en vainqueur et en maître. On a pu croire la marine française anéantie.

Elle ne l'était pas pourtant, et, la paix ramenant avec elle la tranquillité, la confiance et le commerce, notre navigation marchande a pu employer et former assez de matelots pour qu'en 1840 on ait vu une escadre de 20 vaisseaux faire flotter avec honneur le pavillon français dans la Méditerranée.

ils

Bien des esprits ont été éblouis de ce brillant résultat ; ont vu avec douleur cette belle flotte condamnée à l'inaction alors que le sentiment national était en eux si vivement blessé. Nous avions à ce moment sur l'escadre britannique la supériorité de l'organisation et du nombre. Nos matelots, commandés par un chef habile et actif, étaient bien exercés, et tout leur promettait la victoire. Je n'invoque pas là mes souvenirs, mais ceux d'un des plus habiles officiers de la marine anglaise 1.

Admettons que la querelle se fût engagée alors; admettons que le Dieu des batailles eût été favorable à la France: on eût poussé des cris de joie par tout le royaume; on n'eût pas songé que le triomphe devait être de courte durée. Il faut bien le dire, dans une rencontre entre deux escadres française et anglaise, le succès sera toujours vivement dis- · puté; il appartiendra au plus habile, au plus persévérant, mais il aura été payé bien cher, et de part et d'autre les pertes auront été énormes, plusieurs des vaisseaux détruits ou hors de combat. Il s'ensuit que chacun rentrera dans ses ports avec une escadre délabrée, veuve de ses meilleurs officiers et de ses meilleurs matelots.

Mais je veux supposer, ce qui est sans exemple : j'accorde que vingt vaisseaux et quinze mille matelots anglais prisonniers puissent jamais être ramenés dans Toulon par notre escadre triomphante. La victoire en sera-t-elle plus décisive ? Aurons-nous vaincu un ennemi qui se laisse abattre du premier coup, à qui les ressources manquent pour réparer une défaite, et qui, pour laver un outrage, soit accoutumé à mesurer ses sacrifices? Pour qui connaît le peuple anglais, il est évident qu'en de pareilles circonstances on le verra animé d'un immense désir de venger un échec inconnu dans ses annales, un échec qui touche à son existence même.

1 Voir, page 585 du tome 1, partie Sciences et arts des Annales maritimes de 1842, le compte-rendu des séances de la Chambre des communes des 4, (Note du rédacteur des Annales maritimes.)

7 et 22 mars 1842.

On verra toutes les ressources navales de cet immense empire, son nombreux personnel, ses richesses matérielles, s'unir pour effacer la tache imprimée à l'honneur de la marine britannique. Au bout d'un mois, une, deux, trois escadres aussi puissamment organisées que celle que nous leur aurons enlevée seront devant nos ports. Qu'aurons-nous à leur opposer? Rien que des débris. Et c'est ici le lieu de déchirer le voile sous lequel se dérobe à nos yeux le secret de notre faiblesse. Disons-le tout haut, une victoire, comme celle qui nous semblait promise en 1840, eût été pour la marine française le commencement d'une nouvelle ruine. Nous étions à bout de nos ressources: notre matériel n'était pas assez riche pour réparer du jour au lendemain le mal que nos vingt vaisseaux auraient souffert, et notre personnel eût offert le spectacle d'une impuissance plus désolante encore. On ne sait pas assez tout ce qu'il en avait coûté d'efforts pour armer alors ces vingt vaisseaux qui donnaient à la France tant de confiance et d'orgueil; on ne sait pas que les cadres épuisés de l'inscription n'avaient plus de matelots à fournir. Et, ce qu'il faut ajouter, c'est qu'au premier bruit de guerre, la pépinière si appauvrie de notre marine marchande se fût réduite à rien : le peu de bras qui pouvait lui rester se fussent donnés tout aussitôt à la productive spéculation des armements en course.

Plusieurs fois, dans le cours de son histoire, la France, alors qu'on la croyait sans soldats, a bien pu en faire sortir des milliers de son sein, comme par enchantement; mais il n'en va pas ainsi à l'égard des flottes : le matelot ne s'improvise pas, c'est un ouvrier d'art qui, s'il n'est façonné, dès son enfance, au métier de la mer, conserve toujours une inévitable infériorité. Depuis le temps où nous cherchons à faire des matelots, nous sommes parvenus, il faut le reconnaître, à avoir des gens qui n'ont pas le mal de mer; mais le nom de matelot ne se gagne pas à si bon marché.

Voilà donc les débris de notre escadre victorieuse ou

bloqués ou assaillis par des forces nombreuses qui, à la puissance de leur organisation, joignent l'ardent désir de venger une défaite. Le fruit du succès et du sang versé est perdu. Il n'est plus permis d'appeler du nom de victoire une supériorité d'un moment, qui n'a laissé après elle la cerque titude de prochains revers, et cela, parce que, sans prévoyance du lendemain, nous aurons compromis toutes nos ressources à la fois.

Non, il ne faut pas accoutumer le pays à jouer en temps de paix avec des escadres, et à se complaire dans la fausse idée qu'elles lui donnent de sa puissance. N'oublions jamais l'effet que produisit le rappel de la flotte en 1840 : c'était pourtant ce qu'il fallait faire alors, et ce qu'il faudrait faire encore à la première menace d'une guerre.

Il est donc clair que le rôle des vaisseaux ne peut plus être désormais de former le corps même de notre puissance navale; l'emploi des navires à vapeur les réduit forcément à la destination subalterne de l'artillerie de siége dans une armée de terre. On les emmènera à la suite des escadres à vapeur, alors que l'expédition aura un but déterminé, alors qu'on aura à agir contre un fort, une ville maritime, qu'il faudra foudroyer avec une grande masse de canons réunis sur un même point. Hors de là, on ne leur demandera point des services qu'ils ne peuvent, qu'ils ne doivent plus rendre, et l'on se gardera de persévérer, par un respect exagéré pour d'anciennes traditions, dans une voie dangereuse, au bout de laquelle il pourrait y avoir quelque jour un compte bien sérieux à rendre à la France désabusée.

Je n'hésiterais pas, pour mon compte, à entrer dès aujourd'hui dans la route contraire, et je me poserais nettement la question de savoir si maintenir huit vaisseaux armés et huit en commission, pour n'en retirer d'autre avantage que celui de frapper de loin les yeux des observateurs superficiels, ce n'est pas beaucoup trop.

On me répondra peut-être que ces vaisseaux sont l'école des officiers, de la discipline.

Mais toute réunion de navires, qu'ils soient à voiles ou à vapeur, atteindra le même but. Il n'est pas nécessaire d'avoir pour cela des vaisseaux, de toutes les machines flottantes les plus coûteuses, des vaisseaux la que, guerre ve

nant, il faudrait désarmer.

Ne vaut-il pas mieux employer les loisirs de la paix à préparer et à aiguiser une lame qui porterait des coups assurés en temps de guerre? Je ne crains pas de l'affirmer, de la formation d'une escadre à vapeur sortiraient plus d'idées nouvelles et de véritables progrès qu'il n'y en a eu depuis les leçons de la dernière guerre.

Enfin, et tout est là, portons nos regards au delà du détroit, et voyons ce que fait l'Angleterre; voyons la décision avec laquelle ce pays si sagace, si éclairé sur ses intérêts, a su renoncer aux vieux instruments de sa puissance, et se saisir d'une arme nouvelle 1.

Assurément, si quelque part on devait tenir au maintien des escadres à voiles, c'était dans les conseils de l'amirauté britannique on en a tiré assez de profit et de gloire.

Mais on a suivi la marche du temps, on a écouté les conseils de l'expérience, et l'on a compris que les vaisseaux devenaient inutiles alors qu'une nouvelle force navale, capable de tout faire en dépit d'eux, était entrée dans le monde.

Aussi, regardons-le, à notre escadre, clouée depuis longtemps par la force des choses dans la Méditerranée, qu'oppose le gouvernement anglais? Trois vaisseaux 2; mais, en

1 Voir annexe A et tableau no 4.

2 Le gouvernement anglais réduit cette année de dix-sept à neuf le nombre de ses vaisseaux armés. Trois du premier rang (à trois ponts) seront employés comme vaisseaux de garde dans leurs ports: Sheerness, Portsmouth, Plymouth; trois dans la Méditerranée, un dans l'océan Pacifique, un en Chine, un aux Antilles et Amérique du Nord. Sept de ces neuf vaisseaux sont destinés à porter des pavillons d'officiers généraux.

« PrécédentContinuer »