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FRAGMENT'

D'une lettre écrite de Genève, 19 mars 1771, par un bourgeois de cette ville à un bourgeois de L**.

Il y a dans votre ville cent trente mille ames qui bénissent le roi d'avoir brisé leurs chaînes, d'y avoir établi une justice souveraine et d'avoir aboli la vénalité. Vous ressentez chaque jour les effets de cette grace insigne. Vous n'êtes plus forcés d'aller plaider à cent lieues; vous ne voyez plus vos citoyens traînés à grands frais dans les cachots de Paris. Soyez sûr qu'il en coûtait au roi dix fois plus pour ces translations, qu'il ne lui en coûtera en frais de justice dans votre ville. Je ne doute pas que Poitiers, Blois, Clermont, Châlons, Arras 2, ne soient aussi pénétrés que vous des bienfaits dont le roi vous comble. C'est

Cet opuscule est celui que, tome XLVI, page 485, j'ai désigné sous le titre de Lettre d'un bourgeois de Genève à un bourgeois de Lyon. Ce n'est pas, comme on voit, le titre exact; mais c'est bien la pièce dont il s'agit, et à l'occasion de laquelle Voltaire écrivait à Saint-Lambert, le 7 avril 1771: « On m'a envoyé de Lyon des écrits sur les affaires du temps. C'est M: Ravenel qui a trouvé cette pièce et qui me l'a communiquée; je la place à la fin du tome L, comme je l'ai dit tome XLVI, page 485. B.

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> C'était dans ces cinq villes et dans celle de Lyon que l'édit de février 1771 avait créé six conseils supérieurs. Voy. tome XLVI, p. 499. B.

la plus belle institution qu'on ait faite depuis dix siècles.

La ville de Paris doit elle-même gagner beaucoup à ce changement qui vivifie les provinces. Paris sera délivré de trois cents procureurs qui prendront parti chez vous ou qui embrasseront ailleurs des professions utiles. La foule des plaideurs, la multitude des juges étant diminuée, la capitale étant un peu éclaircie, les maisons et les denrées seront moins chères. C'est pour Paris un très grand soulagement.

Son parlement ayant moins d'affaires, n'en rendra que mieux la justice. Les pairs du royaume, loin de perdre la moindre de leurs prérogatives, les verront mieux éclaircies et mieux affermies.

2

Les pairs sont les grands juges du royaume. Ce sont eux qui condamnèrent le roi d'Angleterre, Jean surnommé sans Terre 1. Ce sont eux qui firent ajourner le roi Édouard Ier par deux évêques et qui confisquèrent la Guyenne 2 sur lui ; ils adjugèrent la régence à Philippe de Valois 3, pendant la grossesse de la reine, veuve de Charles IV, en 1328, et c'est alors que les pairs, assistés du baronnage, donnèrent leur décision, et non quand la veuve eut mis au monde une fille; car Philippe de Valois régent se mit de plein droit en possession du trône. Le président Hénault s'est trompé sur ce fait important.

Ils ajournèrent Robert d'Artois, en 1331, non au

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4 Robert III, dont l'histoire a été écrite par Lancelot et imprimée dans

parlement, mais au Louvre, conjointement avec le roi. Ils ajournèrent le comte de Montfort par devers eux seuls, en la chambre des pairs assemblés par le roi, et présidés par lui en 1341, et non au parlement, comme il est dit dans l'Abrégé du président Hénault.

Les rois ont toujours tenu leur cour des pairs où ils ont voulu; ils pouvaient y convoquer des membres du parlement, ou ne les pas appeler. Le parlement ne fut admis que par députés au procès du duc d'Alençon 2, dans la ville de Vendôme, en 1458. Il y avait parmi les juges quatre trésoriers de France; preuve indubitable que le roi a toujours pu admettre, pour l'instruction des procès, tels gradués qu'il daigne choisir.

Il n'y a pas même un seul exemple du contraire. dans les grands procès de pairie, excepté dans le procès criminel du maréchal duc de Biron.

Les pairs ont toujours joui de leurs droits3 ; et rien ne fait craindre qu'ils soient diminués dans la nouvelle création du parlement qu'on doit établir à Paris.

Il est juste que les pairs assemblés en parlement ou hors du parlement, puissent faire au roi, dans les occasions, de très-humbles représentations, comme des enfants en font à leurs pères. Il n'y a point de

le tome X des Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. B. 1 Voyez tome XXII, page 50. B.

2 Voyez tome XXII, page 40. B.

3 Voyez tome XVI, page 15, el tome XXII, page 45. B.

corps dans l'état, point de citoyen même, qui ne soit en droit de porter ses prières au pied du trône.

Les corps de ville surtout semblent faits principalement pour parler au nom des villes, quand il s'agit de finances, de commerce et d'impositions; ils connaissent les besoins et les ressources des peuples. Les parlements ont étudié les lois, mais les magistrats municipaux sont instruits des forces de la nation, et de ce qu'elle peut porter de fardeaux; il semble que leur voix mérite surtout d'être écoutée.

Si on augmente la taille, le taillon, l'ustensile et tous les impôts qui tombent sur le cultivateur, ce n'est pas un parlement qui les paye, mais une partie des officiers municipaux porte cette charge. Les corps de ville sont donc beaucoup plus intéressés que le parlement à implorer la justice et la bonté du gouver

nement.

Le gouvernement lui-même est bien plus intéressé encore à modérer ces fardeaux; car s'ils sont trop pesants, le peuple y succombe, la campagne est ruinée, l'industrie périt avec elle, les finances du roi diminuent, et il est hors d'état d'acquitter les dettes qu'il a contractées...

Quand le malheur des temps est parvenu à cet excès, comme en 1709 et en 1720, alors toutes les voix doivent se faire entendre au monarque; la vérité se fait sentir de toutes parts.

Il est impossible que le roi veuille ruiner la nation pour se ruiner lui-même.

Je n'examine point quelle a été la cause du grand

changement que nous voyons. Il se peut que d'un mal il soit né un très grand bien; il se peut que le parlement ait poussé trop loin son zèle. Peut-être même aura-t-il pris pour du zèle patriotique l'amour si naturel de sa propre autorité. Il peut arriver quelquefois qu'une compagnie de magistrats montre plus de cette inflexibilité qui gâte les affaires, que de cette sage condescendance qui les concilie.

Mais quelle que soit la première origine de la révolution présente, il est certain que rien n'est plus utile, par conséquent rien n'est plus beau.

Si le roi joint, en effet, à la bonté qu'il a, de vous faire rendre la justice gratuitement, celle d'abréger par un nouveau code les formalités de cette justice si lente et si épineuse; si l'esprit philosophique qui règne dans notre siècle influe sur nos lois, si on les simplifie, si on les rend plus humaines, si elles sont plus uniformes, s'il y reste moins d'arbitraire, que devonsnous désirer davantage?

Je sais qu'il y a des gens pour qui c'est un malheur de n'avoir pas de plaintes à former : mais l'on ne pense point ainsi dans votre ville, qui est la seconde du

royaume.

On ne dira point de vous:

Vixque tenet lacrymas quia nil lacrymabile cernit2.

Il paraît étrange, à la vérité, que presque toutes

Cette expression prouve que c'est la ville de Lyon que désigne l'initiale I. dans le titre de l'opuscule. B.

2 Ovide, Metam., II, vers 796. B.

MÉLANGES. XIV.

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