Images de page
PDF
ePub

littérature moderne, qui, malgré leur petite dimension, attirent forcément les regards au milieu des éblouissantes richesses d'un vaste écrin, par la finesse et la pureté de leur composition. Ce sont de simples scènes à trois ou quatre personnages, plutôt deux nouvelles que deux romans, appartenant à ce genre de tableaux d'un cadre étroit, que recherchent avidement les amateurs de petits chefs-d'oeuvre, et qui accusent, aussi bien que les plus grandes toiles, le génie du maître.

Qui peut penser ou dire du mal des femmes, quand on a pénétré avec l'écrivain dans ce sanctuaire, plein de noblesse et de fierté, du cœur de madame Firmiani, femme inconnue au monde et qui sait en dédaigner la malveillance, en ne vivant que pour et par son amour pour Octave de Camps?

MODESTE MIGNON

On quitte un moment Paris pour Ingouville, aux environs du Havre, où se passe l'histoire des événements qui amènent le mariage d'Ernest de la Brière avec mademoiselle Modeste Mignon de la Bastie. Le roman, n'était le caractère tout intime des faits qui y sont rapportés, est presque une scène de la vie de province. C'est un des plus longs qu'ait écrit l'auteur. Comme genre, il peut être mis à côté du roman d'Eugénie Grandet, sans avoir cependant la même valeur. A chaque instant, le romanesque s'y trouve aux prises avec le réel. L'amour idéal y subit les rudes épreuves de l'esprit positif de la famille et de la société; seulement, les fautes commises ne sont pas ici irréparables, comme dans la Femme de trente ans, par exemple, et la conclusion du livre est aussi satisfaisante que possible.

Dans la personne de mademoiselle de la Bastie, le romancier nous fait une étude complète du caractère des jeunes filles, à l'âge où l'inexpérience de la vie peut les entraîner dans un abime. Il y a presque toujours lutte, chez une jeune personne, entre les secrètes aspirations de son cœur et les desseins raisonnés de sa famille. Ici, l'amour éclairé du père pour sa fille mène tout à bien, tandis que nous voyons de graves mécomptes résulter au contraire

de situations analogues, dans la Maison du Chat qui pelote et le Bal de Sceaux. La comédie de la fille mal gardée se joue pour elle, comme partout et comme toujours, sans que les honnêtes Bartholo qui l'entourent puissent flairer, deviner, apercevoir l'am ant, l'intrigue, la fumée du feu. L'état du cœur de la jeune fille, s'ouvrant aux premières impressions du besoin d'aimer, est rendu par Balzac avec une richesse d'expressions et une délicatesse d'analyse inimitables. Modeste conçoit en amour une exccssive ambition. Sa pensée dominante est de rendre heureux et riche un Tasse, un Milton, un Jean-Jacques Rousseau, un Murat, un Christophe Colomb. Elle a soif des souffrances innomées, des grandes douleurs de la pensée. Le résumé de toutes ces idées de la jeune fille explique sa première lettre au poète Canalis. Ce grand homme et son ami Ernest de la Brière doivent être rangés parmi les premiers personnages de la Comédie humaine. L'auteur a mis tout son soin à les montrer bien vivants dans son livre. I explique d'abord à quel genre de poètes appartient Canalis. Il nous a été impossible de découvrir à quel contempo rain du romancier s'adressent les traits mordants, tirés sur le faux personnage de Canalis. Dans tous les cas, la biographie de l'homme ressemble à celle de Lamartine. Quant au caractère, nous croyons ne pas nous tromper en disant que la peinture en a servi à déprécier l'emphase de Chateaubriand. Pour nous, le génie de Chateaubriand, sinon les qualités de son cœur, est incontestable. Mais on n'ignore pas que la femme de l'illustre écrivain n'a jamais voulu prendre son mari au sérieux. Balzac a un peu fait comme madame de Chateaubriand, non dans le but de dénigrer le grand homme, ce que d'autres n'ont pas manqué de faire, mais pour le plaisir de nous montrer en moraliste les petits côtés du génie, sa faiblesse d'homme, inséparable de sa nature divine. Canalis est, comme l'illustre auteur de René, un poète homme d'État. La race n'en est pas encore perdue. Le portrait de celui-ci a été pour Balzac l'occasion d'un de ses plus vifs succès. Comme homme, le poète est en désaccord complet avec les produits de sa pensée. Canalis est doué d'une nature très sèche, poétique seulement par l'expression littéraire. C'est

un égoïste ambitieux, la pire espèce des égoïstes, car il en est d'aimables. Le romancier va jusqu'à nous faire connaître que le poète ne déteste pas l'argent. Il avait trouvé pour le sacre de Charles X, dit-il avec cette douce ironie d'un effet inénarrable, un hymne qui lui valut un service d'argenterie. « Sous le régime que nous a fait la charte, ajoute Balzac, qui prend la cote des contributions pour une cotte d'armes, il n'y a de solide que la fortune. » Ce détail n'a l'air de rien; il peint mieux tous les dessous de la vie du poète que cent pages de biographie intime. C'est à ces petites choses que l'on reconnaît l'art tout particulier de l'écrivain. Le contraste du poète avec son secrétaire est d'un relief séduisant en faveur d'Ernest de la Brière. Le cœur d'Ernest complétait la gloire de Canalis. Il faut souvent deux hommes pour faire un amant parfait, comme en littérature on ne compose un type qu'en employant les singularités de plusieurs caractères similaires. Ce noble jeune homme, répondant à Modeste, veut faire œuvre d'honnête garçon, et écrit une lettre de sérieuse morale, qui tombe sur le cœur de la jeune fille, comme un pavé sur une tulipe. Ernest, quoique bon, ne voudrait pour rien au monde être la dupe d'une petite provinciale. N'être la dupe de personne!... cette affreuse maxime est le dissolvant de tous les nobles sentiments de l'homme. Cependant, il a des remords. « Vous déblatérez, pense-t-il, contre le positif du siècle qui s'empresse d'unir l'argent à l'argent et jamais quelque beau jeune homme plein de talent, sans fortune, à quelque belle jeune fille noble et riche. En voilà une qui se révolte contre l'esprit du siècle!... et le poète lui répond par un coup de bâton sur le

cœur. >>

Après ces trois figures de jeunes gens, une des plus intéressantes à connaître est celle du colonel Mignon de la Bastie. La scène que Balzac appelle les leçons d'un père à sa fille nous fait apprécier en cet homme une haute intelligence et une fermeté de caractère unies au cœur le plus sensible, le plus rempli d'attentions délicates et de fins procédés, que puisse posséder un soldat. Le colonel reproche doucement à Modeste d'avoir été coquette à froid, sans avoir, comme autrefois sa sœur, l'excuse

de la séduction. Cette coquetterie c'est l'amour de tête, le vice le plus affreux de la Française. «Ma pauvre enfant, dit cet excellent père, tu fais de la poésie à propos de mariage, mais, si de tout temps on a cloîtré les filles dans l'intérieur de la famille, si Dieu, si la loi sociale les mettent sous le joug sévère du consentement paternel, c'est précisément pour leur épargner tous les malheurs de ces poésies qui vous charment, qui vous éblouissent. La poésie est un des agréments de la vie; elle n'est pas toute la vie. » La jeune fille tient tête à son père et lui répond « Ne sortons pas du monde poétique. Nous autres, jeunes filles françaises, nous sommes livrées par nos familles comme des marchandises à trois mois, quelquefois fin courant; mais en Angleterre, en Suisse, en Allemagne, on se marie à peu près d'après le système que j'ai suivi. » — « Enfant, s'écrie alors le colonel, la supériorité de la France vient de son bon sens, de la logique à laquelle sa belle langue y condamne l'esprit; elle est la raison du monde. L'Angleterre et l'Allemagne sont romanesques en ce point de leurs mœurs, et encore les grandes familles y suivent-elles nos lois. » Tout ce dialogue n'est-il pas admirable? Le bon sens de l'auteur y éclate à chaque mot autant que son esprit. Il y a des envieux du talent de Balzac qui l'accusent d'avoir eu des opinions antisociales. Toutes les Scènes de la vie privée prouvent le contraire. Dans leur enchaînement, jusqu'au moment où l'auteur aborde l'étude de l'adultère dans le mariage, elles tendent à démontrer que, hors des passions légitimes, il n'y a que honte et malheur après un semblant de fugitive poésie. Notre but est de bien faire toucher du doigt les développements de l'idée générale de Balzac sur le mariage, idée qui sert de base à toutes les dernières Scènes de la vie privée. La moralité de l'écrivain y brille d'une façon indéniable.

La comédie qui termine le roman de Modeste Mignon a donné lieu à de bien profondes études sur la lutte que se livrent des prétendus rivaux pour conquérir, l'un, la dot, l'autre, le cœur d'une jeune fille. Ces études sont d'autant plus attachantes, que l'adversaire principal des jeunes gens est cette jeune fille ellemême, remplie de malice et de perspicacité après avoir bu sa

première gorgée à la coupe du désenchantement. Lorsque Modeste est enfin mariée à Ernest de la Brière, Balzac fait remar quer que le joug du mariage est doux et facile à porter avec une femme instruite et spirituelle. Cette idée, qu'il vient de traduire sous la forme séduisante de la présente étude, contient de sérieuses leçons que nous voyons se continuer, plus particulièrement adressées à l'homme, cette fois, dans Un Début dans la vie.

UN DÉBUT DANS LA VIE

Un Début dans la vie est le pendant prosaïque de Modeste Mignon. Nous avons vu les erreurs de la jeune fille romanesque dans le précédent livre. Dans celui-ci, nous voyons celles du jeune homme étourdi, ne manquant pas de cœur, mais que le défaut d'éducation solide de la part de la mère conduit aux petites sottises habituelles de la jeunesse. Nous ne quittons pas la province, car les deux voyages faits de Beaumont-sur-Oise à Paris, en diligence, ne comptent pas. Aussi le sujet de Un Début dans la vie est-il presque vulgaire. Cette vulgarité, que rehausse l'art de l'écrivain, est un de ses mérites. Ne doit-elle pas définir, en effet, le genre d'ouvrage que si peu de romanciers ont su traiter depuis avec la sage mesure de Balzac? Un Début dans la vie pourrait donc, mieux que Modeste Mignon, étre rangé parmi les scènes de la vie province. L'auteur y touche, çà et là, à plus d'une question d'ordre social. Le titre indique déjà tout l'intérêt qu'offre le livre; seulement, la plupart des personnages appartiennent à la foule ordinaire de ces bons petits bourgeois qui cachent, sous leurs dehors communs, un mélange de défauts mesquins et de qualités solides. Ces qualités, beaucoup trop appelées vulgaires par les imbéciles, sont celles du père de famille et du bon citoyen, ambitieux d'honorabilité plus que de gloire, et entièrement dévoué sans orgueil à la cause de l'ordre et du bon sens. Quant aux défauts, les plus graves sont la vanité et le manque de savoir-vivre, propres aussi bien aux enfants gâtés qu'aux gens du peuple arrivés à la fortune.

Nous quittons tout à fait les rives du « Tendre » ou du « Roma

« PrécédentContinuer »