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Parmi les châteaux auxquels M. Bouillier fait allusion dans le passage que nous venons de citer, il faut comprendre celui de Chantilly. Le grand Condé se plaisait à y appeler Régis, le plus éloquent et le plus populaire des interprètes de la nouvelle doctrine, un véritable missionnaire du cartésianisme, qui lui expliquait la pensée du maître avec un tel succès, si nous en croyons Fontenelle, qu'il la faisait accepter comme vraie. Le vainqueur de Rocroi aimait aussi à s'entretenir avec Malebranche, dont il lisait les ouvrages. Il lui arriva une fois de l'écouter pendant trois jours lui exposant ses idées sur la nature divine. Pendant son séjour en Hollande, il voulut avoir une entrevue avec Spinosa; mais, au moment où ce philosophe arrivait au rendezvous qu'il lui avait donné à Utrecht, un ordre subit du roi l'avait rappelé en France.

Chantilly nous fait penser à la petite cour de Sceaux. Là aussi le cartésianisme est triomphant. Les hôtes habituels du lieu, le cardinal de Polignac, de Malézieux, l'abbé Genest, sont de fervents disciples de Descartes. La duchesse du Maine elle-même se pique de cartésianisme. « Son catéchisme et la philosophie de Descartes, dit Mlle de Launay, « sont deux systèmes qu'elle entend également. » D'ailleurs, Mile de Launay pense exactement comme sa maîtresse; mais elle partage son culte entre Descartes et Malebranche. Elle avait dès sa jeunesse, pendant qu'elle était encore au couvent, fait une étude approfondie de la Recherche de la vérité.

Un autre château où le cartésianisme rencontre de chaleureux défenseurs, c'est celui de Commercy, qui servit à la fois de lieu d'exil et de retraite au cardinal de Retz. Rappelé en France en 1675, le turbulent coadjuteur se renferma jusqu'à sa mort, c'est-à-dire jusqu'en 1679. dans cette paisible demeure, dont il fit une académie cartésienne. Il y présidait avec beaucoup d'activité des conférences philosophiques, où il avait pour auditeurs et quelquefois pour contradicteurs les bénédictins de l'abbaye de Saint-Mihiel, située dans le voisinage. L'un d'entre eux. qui s'est acquis un grand renom par la hardiesse et par la bizarrerie de ses opinions, dom Robert Desgabets, était son adversaire habituel. Le cardinal de Retz s'efforçait de le ramener à des idées plus justes et plus conformes à celles de leur maître commun. Il paraît avoir montré, en philosophie, autant de bon sens et de modération qu'il en a montré peu en politique.

Ce que nous disons de Chantilly et du château de Commercy s'applique également au château du duc de Luynes, des ducs de Nevers et de Vivonne, du marquis de Vardes. Régis est mort chez le duc de Ro

han, qui, non content de lui faire une pension, lui avait donné un appartement dans son hôtel. Quelque sévère qu'on soit pour l'aristocratie de l'ancien régime, il faut convenir que les millionnaires de nos jours n'ont pas hérité de cette passion pour la philosophie et les philosophes, pour la science et les savants.

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Les grandes dames qui étaient en même temps des femmes d'esprit suivaient l'exemple donné par les grands seigneurs. La fille de Me de Sévigné, Mme de Grignan, « savait à miracle, au dire de Corbinelli, la philosophie de Descartes et en parlait divinement. » Mme de Sévigné s'y intéressait aussi, « non pour jouer, comme elle dit spirituellement, « mais pour voir jouer, pour comprendre sa fille quand elle lui parlera « de son père Descartes. » Il y a dans une de ses lettres 1 un charmant passage sur les relations d'amitié qu'elle a engagées avec une nièce du philosophe. «Il me semble, dit-elle, qu'elle vous est quelque chose du « côté paternel de M. Descartes, et dès là je tiens un petit morceau de « ma fille.» Son salon est occupé habituellement par des adeptes de la nouvelle philosophie. C'est d'abord Corbinelli, son ami et son secrétaire; c'est l'évêque de Léon, « cartésien à brûler; » l'abbé de la Mousse, le père Damaie, et jusqu'au fils de la maison, philosophe à ses heures. Dans ce petit cercle on disserte à perte de vue sur les tourbillons, la matière subtile, les causes occasionnelles, les esprits animaux ou les petits esprits, comme Mm de Sévigné les appelle ironiquement, sur l'automatisme des bêtes. Cette dernière opinion n'a aucun succès auprès d'elle, ni, on peut le croire, auprès de ses hôtes. Elle a une chienne qu'elle nomme Marphyse, à laquelle elle reconnaît tant d'intelligence et de bons instincts, qu'elle ne peut se résoudre à lui refuser une

âme.

Le salon de Mm de Sablé offre le même spectacle, avec cette différence que la théologie et la métaphysique y tiennent plus de place que la physique et la physiologie ou la grande question des idées innées. Il s'agit de savoir si la philosophie de Descartes contient ou non le système de Spinosa, et si, en faisant consister l'essence de la matière dans l'étendue, elle ne détruit pas le mystère de la transsubstantiation dans l'eucharistie.

Aux discussions et aux conversations viennent se joindre les conférences publiques, qui ne sont pas une invention de notre temps. Rohault, à Paris, dans sa maison, en fait régulièrement tous les mercredis sur la physique cartésienne, qui sont suivies avec passion

1 Lettre 1026, citée par M. Bouillier, t. I, p. 438.

par des auditeurs sortis de tous les rangs de la société, et accourus de tous les points de la province aussi bien que de la capitale. On y venait même de l'étranger, et l'on y voyait, comme dans les réunions semblables de nos jours, ou comme dans les salles du Collège de France, un certain nombre de siéges réservés pour les dames et toujours occupés.

Régis fait encore mieux. Il parcourt la France en véritable apôtre de la philosophie nouvelle. Une société cartésienne, établie à Paris depuis plusieurs années, lui a confié cette mission. Il s'arrête pendant quelque temps à Toulouse, où son éloquence a un tel succès, que les magistrats de la ville palladienne lui assurent une pension sur leur hôtel de ville. Revenu à Paris, il continue les conférences que la mort de Rohault a laissées interrompues; la foule qui se presse autour de lui est plus nombreuse encore que celle qu'attirait son prédécesseur, quand tout à coup un ordre venu de l'archevêché, sous forme de prière, change cet enthousiasme en silence et en désolation.

Il y a aussi des femmes qui soutiennent publiquement des thèses, qui ouvrent des conférences, qui font, sous toutes les formes, une active propagande en faveur du cartésianisme, soit pur, soit transformné par la doctrine de Malebranche. On cite dans ce nombre Mile Dupré, nièce de Desmaret Saint-Sorlin, savante, comme Mm Dacier, et joignant à l'érudition le don de la poésie; une autre femme poëte, du nom de Mile de la Vigne, et Mlle de Wailly, une parente de l'auteur de la Recherche de la vérité.

Le cartésianisme, depuis sa naissance jusqu'au jour où il a été détròné, en physique par Newton, en philosophie par Locke et par Condillac, n'a pas plus manqué d'adversaires que d'apologistes. Comment s'en étonner quand on songe au coup mortel qu'il portait à l'autorité en présentant le doute comme la première condition, et l'évidence comme l'unique criterium de la vérité? Tout le monde n'avait pas la sagesse de respecter la barrière élevée par Descartes et quelques-uns de ses plus éminents disciples entre la philosophie et la théologie. Aussi la doctrine contenue dans les Méditations et le Discours de la Méthode, complétée plus tard par les Principes, a-t-elle été accusée, en Hollande, de ruiner le pouvoir du stathouder et la constitution de l'Église protestante, en France, d'être hostile à l'autorité de l'Église et à celle du roi. Dans les deux pays elle avait des ennemis implacables, qui trouvaient en elle le germe de toutes les révoltes, de toutes les hérésies, même celui de l'athéisme.

Parmi ceux qui se laissaient emporter jusqu'à cette extrémité, le

premier en date est le théologien Gisbert de Voët ou Voetius, recteur de l'université d'Utrecht au moment où le cartésianisme venait d'y être introduit, avec de graves altérations et sous une forme très-irritante, par le professeur Regius et son disciple de Ræy. Voetius se pressa un peu trop de faire remonter jusqu'à Descartes les thèses qu'il entendait soutenir par deux de ses partisans déclarés, et qui blessaient non-seulement la vieille philosophie et les dogmes les plus essentiels de la religion, mais le cartésianisme lui-même dans ses principes spiritualistes. A ce premier tort Voetius en ajouta un second. Il traduisit Descartes devant la justice du pays; il le fit sommer au son des cloches de venir se justifier devant les magistrats de la double accusation d'athéisme et de calomnie. Mais, parce qu'il a manqué d'équité et de modération dans la forme, ce n'est pas une raison de penser qu'il ait eu également tort quant au fond. Calviniste rigide de la secte des gomaristes, animé, comme le reconnaît Descartes lui-même, d'un zèle ardent pour la religion, dont il était devenu, par sa science et son éloquence, le principal soutien aux yeux de l'opinion publique, il ne pouvait pas voir sans inquiétude pénétrer dans les écoles ce système et surtout cette méthode redoutable qui remettait tout en question, et dont les premiers interprètes en Hollande élevaient des doutes sur la spiritualité de l'âme et les preuves de l'existence de Dieu. D'ailleurs n'avait-il pas vu le cartésianisme s'emparer, non-seulement de la métaphysique et de la physique, mais de la théologie elle-même? C'est un fait incontestable que la théologie rationaliste, objet d'abomination pour le calvinisme pur, par conséquent pour le gomarisme, s'est répandue en Hollande sous le masque de la philosophie cartésienne. D'après les faits qui se passaient sous ses yeux il n'était pas difficile à Voetius de prévoir le jour où un ministre de l'Évangile, Balthazar Bekker, en viendrait jusqu'à soutenir que le doute méthodique est applicable à la religion comme à la science, que la philosophie doit décider en dernier ressort du sens qu'il faut attacher à l'Ecriture sainte. et qu'elle ne saurait admettre que celui qui s'accorde avec les lois de la nature et de la raison; qu'en conséquence il n'y a aucun motif de croire à l'existence des anges et des esprits.

M. Bouillier, généralement si impartial dans ses jugements, fait un crime à Voetius d'avoir écrit au père Mersenne, dont il ignorait les relations d'amitié avec Descartes, pour le prier d'obtenir des catholiques de France de s'unir aux calvinistes de Hollande contre un système qu'il regardait comme également pernicieux à toutes les religions. Mais il n'y a rien dans cette démarche qui ne soit conforme aux règles les plus élémentaires de la politique, et la politique religieuse est soumise aux

mêmes conditions que la politique d'État. N'a-t-on pas vu il y a quelques années parmi nous un protestant illustre joindre ses efforts à ceux du parti ultramontain pour défendre le pouvoir temporel du pape? II croyait, à tort ou à raison, toutes les Églises chrétiennes intéressées à la conservation des États du Saint-Siége, et personne ne songeait à mettre en question sa loyauté et sa bonne foi. Rien ne donne le droit de supposer que le recteur gomariste de l'université d'Utrecht n'ait pas obéi à des motifs aussi honorables.

Au reste, les successeurs de Voetius ont suivi exactement la même conduite. Voyant l'interprétation des Livres saints de plus en plus abandonnée à l'arbitraire individuel, sous l'influence ou sous le masque du cartésianisme; voyant, jusque dans les chaires de théologie, les dogmes les plus essentiels de la religion sacrifiés aux doctrines de Descartes, les synodes de Dordrecht et de Delft firent défense aux théologiens de se servir en aucune occasion d'un raisonnement ou d'un principe cartésien, et rendirent un décret aux termes duquel quiconque aurait fait acte d'adhésion à la philosophie nouvelle serait exclu des chaires de théologie et des dignités ecclésiastiques. On ne saurait en vouloir aux gens d'être conséquents avec eux-mêmes et d'agir conformément aux principes dont ils font publiquement profession. C'est le contraire qui serait regrettable, parce qu'il donnerait une médiocre opinion de la nature

humaine.

La même raison fait un devoir à l'historien de la philosophie de n'être point trop sévère pour les ennemis que le cartésianisme a rencontrés en France. La physique de Descartes est venue d'abord se heurter contre un dogme fondamental de la foi catholique, nous voulons parler du mystère de la transsubstantiation dans l'eucharistie. Avec l'ancienne doctrine, la doctrine péripatéticienne, qui fait une différence entre la substance et les accidents, entre la substance étendue et l'étendue elle-même, ainsi que ses différents modes, on pouvait dire que la substance est changée dans l'hostie consacrée, quoique les qualités sensibles, les accidents ou les modes, demeurent les mêmes. Mais, du moment que, dans la matière en général et dans chaque corps en particulier, la substance n'est pas autre chose que l'étendue, il n'y a plus de miracle, puisque, avant comme après, l'étendue est la même. Descartes, pour écarter cette objection, fait de vains efforts, il descend à des subtilités indignes de son génie. Elles n'ont pas d'autre résultat que de lui attirer des difficultés nouvelles et d'envenimer une discussion sans issue, car elle avait son origine dans un des principes fondamentaux de son système.

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