Images de page
PDF
ePub

toute son énergie. «Ses tendances, écrit Soulavie (1), le portaient cependant vers les patriotes américains, mais ses projets de réforme en France dominaient tout, et il sentait qu'il ne pourrait les exécuter pendant une guerre. » Dans un mémoire sur les finances, daté d'avril 1776, quelques semaines avant sa chute, il revenait sur cette question et exprimait son sentiment en ces termes catégoriques (2) : « Il faut éviter la guerre comme le plus grand des malheurs, parce qu'elle rendrait impossible, pour longtemps et peut-être pour toujours, une réforme. En faisant aujourd'hui prématurément usage de nos forces, nous risquerions d'éterniser notre faiblesse. >>

Necker, pour des raisons pareilles, partageait au fond cet avis. « Il pensait, dit son petit-fils (3), qu'aucun succès ne pouvait être mis en balance avec les avantages que la paix procurerait à la France. » Maurepas le fortifiait dans ces dispositions, moins par des motifs politiques que par répugnance personnelle à troubler, par une entreprise aussi aventureuse, la tranquillité de ses vieux jours. Il agissait donc sur le Roi dans le sens pacifique et le trouvait docile. Louis XVI était pourtant, par atavisme et par instinct, plutôt hostile à l'Angleterre. L'anglomanie qui sévissait dans les premiers temps de son règne, l'introduction chez nous des modes et des mœurs britanniques, lui inspiraient une sorte d'impatience, qui se traduisait quelquefois par d'assez rudes coups de boutoir. A Lauzun qui, en sa présence, vantait avec excès, au détriment des habitudes françaises, celles de nos voisins d'outre-Manche, il répondait un jour avec un dépit agacé : « Monsieur, quand on aime autant les Anglais, on doit aller s'établir chez eux et les servir! » Mais son caractère débonnaire et ses tendances humanitaires l'emportaient, en cette occasion, sur ses antipathies, le détournaient de toute politique agressive, de tout coup de force audacieux. Aussi résista-t-il longtemps à l'idée d'un conflit armé. Et quand, enfin, il dut céder à la pression des circonstances, il ne le fit qu'à contre-cœur et avec une secrète souffrance. Jusque dans la déclaration où il annoncera publiquement l'ouverture des hostilités, il évitera, remarqua-t-on, d'inscrire le mot de guerre, comme si ce mot brûlait sa plume. En marge d'un mémoire où Vergennes

(1) Mémoires sur le règne de Louis XVI.
(2) Document cité par Soulavie. Ibidem.
(3) Notice sur M. Necker, par Auguste de Staël.

exposait l'urgente nécessité de passer des menaces aux actes et de donner la parole au canon, il écrira cette phrase mélancolique: «< Faut-il que des raisons d'État et une grande opération commencée m'obligent de signer des ordres si contraires à mon eœur et à mes idées! >>

Quant à Vergennes, à qui, plus qu'à tou autre, incombait le poids lourd d'une telle responsabilité, il était, au début, tiraillé de façon cruelle entre des sentimens et des désirs contraires. En vieux routier de la diplomatie, il saisissait tout l'avantage de profiter d'une si belle occasion d'abattre l'orgueil britannique, toute l'importance de relever, aux regards de l'Europe, le prestige des armes françaises. De plus, sans illusion sur les dispositions réelles du gouvernement d'Angleterre et n'ajoutant que peu de foi aux protestations amicales dictées par le péril du jour, il était convaincu qu'une fois vainqueurs de leur colonie en révolte, ces voisins, aujourd'hui si pleins d'aménité, n'hésiteraient pas à se retourner contre nous et à nous faire payer les chaudes sympathies populaires qui se manifestaient en faveur des États-Unis. Enfin, vivement frappé du mouvement d'opinion, ayant peu de confiance en la fermeté de Louis XVI à résister au courant général, il se voyait déjà, s'il se déclarait pour la paix, obligé de quitter son poste et de céder la place à un plus hardi successeur (1). Les raisons d'intérêt public jointes à ces considérations privées l'empêchaient d'insister hautement pour une attitude pacifique.

Mais, d'autre part, il savait bien que cette guerre, une fois engagée, serait longue, difficile, coûteuse, et sa prudence le détournait de tenter l'aventure sans avoir mis, du moins, les meilleurs atouts dans son jeu. Il entendait par là la réfection de nos forces navales et la promesse du concours effectif de la flotte espagnole, qui semblait alors fort douteux. Il devait aussi tenir compte des objurgations de l'Autriche, inquiète de nous voir entreprendre une grande guerre maritime et dépenser ainsi, sans bénéfice pour notre alliée, des forces militaires. qu'elle eût voulu voir réserver pour une lutte plus fructueuse contre la Prusse, la rivale de l'Empire. Cette frayeur se fait jour dans la correspondance du vieux prince de Kaunitz, premier ministre de l'Empereur, avec son ambassadeur à Paris :

(1) Mémoires inédits du comte Guignard de Saint-Priest.

« Je crains comme vous, lui écrit-il (1), que, peu accoutumés à voir leur marine un peu passablement bien, ces bons Français ne se fassent illusion sur la figure qu'elle pourra faire en cas de guerre, attendu qu'indépendamment de la disproportion toujours immense du nombre des vaisseaux (par rapport avec l'Angleterre), celle de la valeur intrinsèque des officiers et des matelots est bien plus grande encore. Et je ne pense par conséquent qu'en tremblant à tout ce qui pourra leur arriver, si, par malheur, ils en viennent à une guerre envers la GrandeBretagne. >>

Vergennes, mieux renseigné, savait bien à quoi s'en tenir sur ces jugemens peu bienveillans et ces prévisions pessimistes. Mais les avertissemens, journellement répétés, de Mercy-Argenteau ne laissaient pas d'influer sur ses vues et d'augmenter sa circonspection naturelle. Pour tant de motifs différens, il inclinait donc au parti d'atermoyer et de gagner du temps, et il se réfugiait dans une attitude équivoque, donnant de bonnes paroles à chacun des belligérans, Anglais ou « Insurgens, » laissant aux deux partis l'espérance d'obtenir un jour l'appui de la puissance française. On attendrait ainsi les nouvelles des premières rencontres. Si l'effort des Américains paraissait s'affirmer, si la cause de l'indépendance était servie par la fortune, il serait temps alors de se déclarer au grand jour et de jeter dans la balance l'épée qui emporterait la victoire.

Politique, si l'on veut, médiocrement glorieuse, sage néanmoins, aisément défendable, et dont le principal défaut était d'ètre difficile à maintenir parmi l'effervescence d'un peuple impressionnable, sentimental et chevaleresque. Chaque jour davantage, en effet, à voir ces opprimés en lutte avec leurs oppresseurs, à entendre ces voix qui s'élevaient pour la liberté, à se souvenir, surtout, contre quels adversaires éclataient ces appels adressés, à travers les plaines de l'Atlantique, aux armées du Roi très chrétien, un frémissement patriotique courait sur les fibres françaises. La jeune noblesse, tout spécialement, élevée, comme dit l'un d'eux, par un contraste singulier, au sein d'une monarchie dans l'admiration des héros des républiques grecque et romaine (2), » cette noblesse sentait croitre

(1) Lettre de Kaunitz à Mercy-Argentean, du 1er octobre 1777. dance publiée par Flammermont.

(2) Souvenirs et anecdotes, par le comte de Ségur.

-

Correspon

en elle un noble et sincère enthousiasme pour la cause de l'’insurrection, qui lui apparaissait sacrée. L'attitude de réserve, de temporisation, adoptée par Vergennes, passait, aux yeux de ces jeunes gens, pour pusillanime et honteuse; une sourde irritation s'amassait dans leurs âmes.

II

Dans les dernières semaines de l'an 1776, une circonstance inattendue aviva cette fermentation. L'un des grands chefs du mouvement insurrectionnel, l'illustre Benjamin Franklin, débarquait soudainement au Havre, dans l'intention de rejoindre à Paris deux députés américains, Arthur Lee et Sileas Deane, qui s'y trouvaient déjà, et de s'unir à eux pour solliciter notre appui. Sur cette nouvelle, l'ambassadeur anglais, lord Stormont, se rendait chez Vergennes, lui remettait une note où il l'informait, en substance, que « le jour où le chef des rebelles mettrait le pied à Paris, il partirait sans demander de congé. » Vergennes, un peu embarrassé, employait une échappatoire : il avait, disait-il, <«<expédié un courrier au port de débarquement, pour prier le sieur Franklin de ne point venir à Paris; » mais si, comme il se pouvait faire, le courrier arrivait trop tard, il ne saurait « pousser la complaisance jusqu'à faire expulser le sieur Franklin de la capitale du royaume (1). » Lord Stormont, bien qu'assez blessé, se résignait à se contenter, vaille que vaille, de cette apparente concession.

Le courrier, comme on pense, ne put accomplir sa mission. Franklin, le 24 décembre, s'installait à Paris, dans l'unique dessein, disait-il, d'y assurer à sa vieillesse un asile honorable et sûr, mais y fixant tous les regards et servant, par sa seule présence, la cause de ses compatriotes. Sans être reçus à la Cour, sans voir, du moins ostensiblement, les ministres, les trois Américains, avec leur « habillement rustique » et leurs cheveux sans poudre, leur « maintien simple et fier, » leur langage libre et dépourvu d'apprêt, cet « air antique » enfin, qui semblait, disait-on, transporter dans nos murs, parmi les élégances et le faste de nos salons, l'austérité « des vieux républicains du temps de Caton et de Fabius (2), » offraient un spectacle nouveau, qui

(1) Correspondance secrète, publiée par Lescure, 1777. (2) Souvenirs et anecdotes. passim.

ravissait tous les esprits. Philosophes, militaires, hommes de bureau et hommes de Cour se les disputaient à l'envi. On recherchait leur entretien, on répétait leurs mots. Les récits qu'ils faisaient des premiers combats de leurs hommes, simples cultivateurs arrachés à leurs champs, contre les milices britanniques, mieux armées, mieux instruites, dressées de longue date au métier; ces récits, qui faisaient couler les pleurs des jolies femmes, faisaient aussi cliqueter dans leurs fourreaux les épées des jeunes officiers.

Vers ce même temps, il parvenait, au ministère de la Marine, un document confidentiel qui agitait Sartine d'une sincère émotion. Un intelligent officier, le comte de Kersaint, chargé par lui d'explorer secrètement les provinces insurgées, pour examiner leurs ressources et pour se rendre compte de leur état d'esprit, adressait au ministre un rapport nourri, substantiel, où était démontrée, pour des motifs probans et dans un langage enflammé, la nécessité de la guerre. « Tout nous y invite, disait-il (1), notre honneur, notre sûreté, notre intérêt. Notre honneur, en ce que nous aurions décidé cette séparation des deux mondes, époque mémorable à jamais et à laquelle nous devrions brûler d'associer le nom français. Notre sûreté, en ce que ce serait l'unique occasion de rabattre la puissance anglaise, de la réduire au point de ne pouvoir plus balancer la nôtre. Notre intérêt, en ce qu'il en résulterait immanquablement des avantages, qui tourneraient au profit de notre commerce, objet si essentiel aujourd'hui. » Il dépeignait le peuple d'Amérique comptant fermement sur la France, s'étonnant déjà des délais de notre intervention. Cette espérance déçue serait sans doute fatale à la cause de la liberté. Notre inertie aurait pour résultat le triomphe britannique, et ce triomphe serait notre œuvre. Si la France, concluait Kersaint, ne fait pas la guerre à présent, c'est donc qu'elle ne la fera jamais plus... Alors, qu'elle brùle ses flottes et qu'elle licencie son armée! Le souvenir de ce moment, si nous le laissons échapper, sera pour nous un sujet d'éternel regret et une tache ineffaçable, aux premiers jours d'un règne que cette circonstance inespérable pourrait illustrer à jamais! »

Cette argumentation serrée et ces exhortations ardentes, ces

(1) Lettre du 24 décembre 1776. Document cité par A. Jobez, dans son ouvrage : La France sous Louis XVI, tome II.

« PrécédentContinuer »