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toute la loi et rien que la loi; il ne faut en aucun cas qu'il se substitue au législateur. Mais prenez cet homme, faites-en un ministre des finances, qu'il applique par les mêmes procédés les lois financières, vous verrez à quelles conséquences funestes le mènera cette interprétation sévère de la loi. Ainsi on a permis que telle marchandise inscrite dans telle ou telle catégorie, fût taxée comme si elle appartenait à telle ou telle autre, on l'a fait dans un intérêt commercial; mettez un magistrat à la tête des affaires, et vous verrez comme il supprimera ces tolérances nécessaires, comment il arrivera quelquefois, à force de rigorisme, à commettre de véritables injustices. Les notaires, les avoués, les huissiers, les agents de change qui vendent leur charge, d'où tiennent-ils leur droit? il n'est écrit nulle part, c'est une simple tolérance. On peut supprimer d'un trait de plume le privilége des agents de change. Supposez un ministre, qui veuille exécuter à l'égard de ces officiers publics la loi dans toute sa teneur, et voyez quels bouleversements en résulteront. On en arrive tout droit à une véritable confiscation. Summum jus, summa injuria. Charles Townshend avait cet esprit de magistrature. Son idée était celle-ci Les Américains font un commerce interlope, ce commerce ne nous fait aucun mal, mais il n'est pas légal, et puis les Américains sont insolents, il faut briser cette insolence. Il oubliait la réponse que faisaient les colons à ce reproche: « Messieurs les Anglais, êtesvous plus que nous? disaient-ils. Vous êtes des Anglais établis en Angleterre, et nous des Anglais établis en Amérique, voilà la seule différence. » A quoi les Anglais, qui se souvenaient de leur paternité pour dépouiller leurs descendants, répondaient : « Vous êtes nos enfants. Vous nous avez forcés d'émigrer au désert, nous ne vous devons rien, » répondaient les planteurs, et la raison était pour eux. Charles Townshend imagina une chose qui n'était pas très-compliquée mettre un impôt sur les colons, et au moyen de cet impôt obtenir assez d'argent pour que le roi pût payer vingt régiments, une dizaine de mille hommes; former en outre une espèce de liste civile avec laquelle on payerait les juges coloniaux, les administrateurs coloniaux, de façon que les Américains auraient le bonheur, comme les Anglais, d'être administrés par des gens qui ne dépendraient pas d'eux. Ce fut là la pensée de Charles Townshend.

Au moment où cette idée commençait à circuler, le ministère de lord Bute se retira, Townshend quitta la présidence du bureau de commerce; mais dans le nouveau ministère se trouva un homme d'État, Grenville, qui reprit les projets de Charles Townshend et qui voulut lui aussi venir à bout de l'Amérique.

C'était un autre homme que Townshend, mais il avait aussi de

grands défauts pour un ministre : c'était un paperassier, un de ces hommes fort admirés dans le bureaux parce qu'ils peuvent donner dans une journée un nombre incalculable de signatures, comme une machine à vapeur. La connaissance des hommes demande un esprit plus paresseux et plus rassis. On a dit que tous les malheurs de la guerre étaient venus de ce que Grenville s'avisa de lire les dépêches qui venaient d'Amérique. Ses prédécesseurs ne les avaient jamais lues, et les colonies oubliées ne s'en étaient que mieux portées. En lisant ces dépêches, Grenville y vit que les gouverneurs étaient trèsmécontents d'être payés par les colonies, et ambitionnaient l'honneur d'être payés par le roi. Il voulut remédier à ce désordre et abattre l'indépendance coloniale. On sait ce que cette politique a coûté à l'Angleterre.

Comment Grenville fit-il si bon marché de la liberté américaine? C'est qu'il appartenait à une école qui confond la liberté avec la souveraineté du pouvoir législatif. Pour lui comme pour tous les whigs, l'omnipotence du parlement était un article de foi, et ils exprimaient cette idée en disant que le parlement pouvait tout, excepté faire d'un homme une femme, et d'une femme un homme. Les whigs tenaient à cette opinion parce que c'était au moyen de cette toute-puissance du parlement qu'ils avaient bridé ces petits princes de Hanovre que le hasard de la naissance avait fait régner sur l'Angleterre, et qui ne songeaient qu'à une chose quand le parlement les ennuyait trop c'était à s'en retourner dans leur bonne petite ville de Hanovre et à quitter l'Angleterre qui, les faisant rois, les payait bien et les traitait si mal.

L'omnipotence du parlement, c'était la devise de Grenville. Il n'imaginait pas que l'oppression peut venir d'une assemblée tout eutant que d'un prince. Pour brider l'Amérique, il voulut établir un impôt; celui auquel il s'arrêta fut un droit de timbre sur le papier. Je n'ai pas besoin de vous expliquer ce que c'est que le timbre. Pour l'Angleterre, c'était la même chose que pour nous, pour l'Amérique aussi. Mais Grenville, qui n'entendait pas gêner les Américains inutilement en leur donnant un impôt qui leur fût désagréable, soumit la question aux colons, pour savoir si un autre impôt ne leur sourirait pas davantage, l'impôt sur les boissons, par exemple. Grenville leur faisait voir comment cet impôt était uniquement établi dans l'intérêt des colonies; toujours les ministres des finances adorent les contribuables, et ne les imposent que pour leur bien.

La proposition fut envoyée aux colonies. Elle y fut, comme vous le pensez, reçue froidement. Demander aux gens quel est l'impôt qu'ils aiment le mieux payer, c'est les mettre à peu près dans la position de

ce soldat qu'on avait condamné à mort, mais à qui on avait laissé le droit de choisir dans une forêt l'arbre auquel il lui plairait d'être pendu. On fut obligé de le ramener au général, parce qu'il n'avait jamais pu trouver un arbre qui lui convînt, si bien qu'on se vit réduit. à lui faire grâce. Les Américains trouvèrent, de même, que de tous les impôts proposés aucun ne leur convenait, non pour le chiffre même de la dépense, ils auraient volontiers fourni au gouvernement la somme demandée si on la leur avait laissé voter dans leurs assem blées coloniales; mais un impôt établi sans leur aveu les touchait dans leurs droits les plus chers, dans leur droit de ne payer d'autres impôts que ceux qu'ils avaient votés.

Ce fut dans toutes les colonies un cri général. Mais l'homme qui fut la voix de son pays dans cette circonstance, fut un avocat de Boston, James Otis, un des personnages les plus marquants de ces premiers jours de la révolution, et qui aurait joué plus tard un rôle considérable, si sa raison n'avait été altérée après qu'il eut été un jour assommé à coups de canne par des ennemis politiques.

Quand on lit le pamphlet d'Otis, qui mit l'Amérique en feu, on n'y trouve rien que de sensé. Il veut la liberté tout entière, et il y a de fort belles pages contre l'esclavage des nègres. Quant à la propriété, << il est évident, dit-il, que si l'on peut taxer un citoyen sans son aveu, nul n'est plus propriétaire que de la portion de sa propriété qui n'est pas taxée. » C'est la doctrine de Locke qu'il reprend, une doctrine qui ne pouvait étonner personne en Angleterre. Cependant ce qui semblait aux Anglais être fort juste à Londres leur parut exorbitant à Boston. Il n'y avait pas un Anglais qui eût consenti à payer un impôt que le parlement n'eût pas voté, et rien ne leur semblait plus naturel que de voir taxer les Américains. La brochure d'Otis fit grand scandale à la chambre des lords; on crut en diminuer l'importance en disant que l'auteur était fou; lord Mansfield dit : « Prenez garde, la folie n'empêche pas les révolutions; Masaniello était fou, cela ne l'a pas empêché de se rendre maître de Naples; toutes les fois que vous aurez de grandes réunions populaires, il n'est pas sûr que les propositions les plus folles ne soient pas celles qui réussiront le mieux. » Les craintes de lord Mansfield étaient fondées; mais enfin pourquoi les peuples deviennent-ils fous, si ce n'est parce qu'ils ont longtemps demandé justice, et que la folie des gouvernants la leur a toujours refusée ?

Lorsque les réponses de l'Amérique arrivèrent en Angleterre, le ministère Grenville fut très-irrité. On fit voter immédiatement l'impôt du timbre par le parlement, on le vota malgré quelque résistance; personne ne pensait qu'il y eût là quelque chose de dangereux; les

Anglais disaient : « Les colons sont nos enfants. » Nos enfants! C'est ainsi que la plupart du temps nous ne nous apercevons pas que nos fils sont devenus des hommes; ils ont trente ans, quarante ans, que pour le père de famille qui les a élevés, ce sont encore les petits! L'Angleterre ne croyait donc pas que les colonies pussent résister; Grenville lui-même a dit que s'il avait cru à une résistance sérieuse, il n'aurait pas mis deux pays en feu pour une chose aussi misérable, car cet impôt ne devait rapporter que deux ou trois millions.

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Ce qui avait trompé Grenville, il faut le dire, c'était Franklin. Franklin ne croyait pas à la possibilité de la résistance, et il avait laissé entendre que si l'impôt était voté, il faudrait s'y résigner; c'est dans cette conviction qu'il écrivait ces mots : « Il est aussi impossible d'empêcher le parlement d'agir que le soleil de se coucher. » Lorsque Franklin donna ses instructions à l'agent qu'il envoyait aux Etats dont il était le représentant en Amérique, le Massachusetts, la Pensylvanie, cet agent lui dit : « N'avez-vous rien de particulier à me confier? Dites à nos compatriotes, répondit Franklin, qu'ils fassent le plus d'enfants possible, et le plus tôt possible. » Cela voulait dire que la population américaine doublant tous les vingt et un ou tous les vingt-deux ans, Franklin pensait qu'il fallait ajourner toute réclamation à un quart de siècle. Ce ne fut pas l'avis de l'Amérique. Dès qu'on reçut la nouvelle, on n'y eut partout qu'une pensée, ce fut de résister. On ne calcula pas les conséquences possibles d'un refus d'obéir, non, on se laissa entraîner par le sentiment du droit. « L'Angleterre n'a pas le droit de nous taxer, dirent les colons; nous ne payerons pas. »

Ce fut en Virginie que la résistance commença; on voit dans les premières lettres de Washington que, quant à lui, il se faisait peu d'illusion. Simple colonel de milice coloniale, mais Anglais jusque dans la moelle des os, cette idée qu'on voulait le forcer de payer ce qu'il ne devait pas le révoltait, et il ne craignait pas d'entrevoir que si on poussait les choses à l'extrême, l'Angleterre perdrait l'Amérique ou l'écraserait. Toutefois ce ne fut pas Washington qui fut le promoteur de la résistance, ce fut un avocat jusqu'alors inconnu, qui venait d'entrer dans l'assemblée coloniale de la Virginie, Patrick Henry. Patrick Henry proposa à l'assemblée de prendre une résolution qui affirmât le droit qu'a tout citoyen de ne payer d'impôts que ceux que ses représentants ont votés. Ce vote public n'était rien comme déclaration de principe; ce qui en faisait la gravité, c'est qu'il proclamait la résistance à une loi du parlement. Ce fut alors que Patrick Henry prononça une phrase restée célèbre; l'orateur s'était engagé dans une voie difficile, il avait fait une sortie furieuse

contre le roi Georges, qui suivait, disait-il, les traces de tous les tyrans. Dans l'ardeur de l'improvisation, « Qu'il prenne garde, dit-il; César a eu son Brutus, Charles Ier a eu son Cromwell, et George III...» A ces paroles, ce fut une tempête dans l'assemblée, tout le monde se mit à crier, à interpeller l'orateur. « Georges III, continua paisiblement Patrick Henry, fera bien de profiter de la leçon. »

La Virginie était composée de grands propriétaires, gens raisonnables par position et qui aiment peu les révolutions; les colonies du centre, adonnées au commerce, étaient aussi peu faciles à entamer. L'initiative de la Virginie décida du mouvement; tous les autres États se joignirent à elle. Au nord, chez les populations puritaines, la passion était vive, on s'effrayait moins de la résistance à l'Angleterre.

C'est du Massachusetts que partit la proposition de réunir un congrès; cette idée n'était pas nouvelle. En 1754, lors de la guerre contre les Français, Franklin, le premier, l'avait mise en avant; mais il fallait qu'elle fût acceptée à la fois par les colonies et par le conseil du roi, et elle ne fut acceptée par personne, les colonies trouvant que dans le projet de Franklin il y avait une trop grande part faite à la royauté, et le conseil du roi une trop grande part faite aux colonies. Mais l'idée était restée. On proposa donc la réunion d'un congrès à New-York pour le mois d'octobre 1765. Le projet fut adopté partout. Il y eut pourtant quelque opposition dans la Caroline; il se trouva un orateur bel-esprit qui, voulant, par une ingénieuse comparaison, faire pénétrer la vérité dans l'esprit de ses auditeurs, leur dit: «< Vous allez faire là une étrange cuisine; le Massachusetts vous enverra son poisson et ses oignons, New-York son grain et sa farine, le Maryland et la Virginie leur tabac, la Caroline du Nord sa poix et son goudron, la Caroline du Sud son riz et son indigo, la Géorgie saupoudrera le tout avec de la sciure de bois. En vérité, cela sera un plat singulier! » Un autre orateur, un habitant de la campagne, prit la parole et dit qu'assurément il ne prendrait pas le gentleman qui venait de s'exprimer ainsi pour son cuisinier, mais que si l'on voulait envoyer au congrès des hommes intelligents, on pourrait y préparer un plat tout à fait digne de souverains. Son opinion l'emporta, la Caroline accepta le congrès.

On se réunit à New-York. A l'ouverture du congrès se présenta cette question: Quelle sera la position respective des colonies les unes visà-vis des autres; comment seront-elles représentées? Il y en avait de très-grandes et de très-petites, de très-peuplées et d'autres qui l'étaient beaucoup moins; on décida que chaque colonie n'aurait qu'une voix et que l'égalité serait parfaite.

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