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sort amène un vaisseau sur ces parages : eh bien, que sa volonté soit faite ! elle est toujours la meilleure. Nous pensions déjà à mener une vie de colons et de planteurs : que nous soyons quelques personnes de plus ou de moins, notre repos et notre confiance en Dieu ne doivent pas diminuer; il faut tâcher d'être aussi bons et aussi heureux que possi ble dans la situation où il nous a placés.

FRITZ. Quant à moi, cela ne m'affligera pas que nous restions seuls dans ce pays, si Dieu vous conserve, ainsi que ma mère : fort рец m'importent ces méchantes gens du vaisseau.

LE PERE. Ne dis pas cela, mon fils, tous n'étaient pas méchans; la plupart seraient devenus meilleurs ici, parce qu'ils n'auraient pas été attaqués par la séduction. La vie sociale, des intérêts communs, les forces réunies, les réflexions, les conseils, les services mutuels, sont les agens qui aident au bienêtre individuel et à l'activité heureuse et prospère,

FRITZ. Nous avons cependant déjà une plus grande société que n'avait le père Adam avant qu'il eût des enfans; ét, quand nous serons grands, c'est nous qui ferons tout l'ouvrage pénible; vous n'aurez plus qu'à vous reposer.

LE PERE. C'est bien, cher Fritz, tu me donnes du courage. Qui sait l'intention de Dieu à notre égard? Il dit, dans l'ancien temps, à un de ses favoris solitaires : « De toi je ferai » descendre un grand peuple.

FRITZ. Ne pourrons-nous pas aussi devenir patriarches, si Dieu nous laisse la vie, et s'il veut nous bénir?

LE PÈRE. Pourquoi non ? Mais viens, mon petit patriarche en herbe; nous allons nous mettre à l'abri du soleil, pour que tu ne brûles pas avant de le devenir; là-bas, dans ce joli bois, nous nous reposerons, nous dînerons, et nous retournerons ensuite vers nos amis. »

Nous descendimes vers un agréable bois de palmiers, que nous avions aperçu de la hauteur: mais avant d'y arriver, nous fumes obligés de passer au milieu d'une quantité de roseaux qui étaient couchés pêle-mêle et gênaient beaucoup notre marche : nous avancions lentement et avec précaution, parce qu'à chaque pas nous redoutions la blessure mortelle de quelque serpent caché dans les roseaux; car j'avais lu que c'est là leur retraite ordinaire. Nous fimes marcher Turc en avant pour nous avertir du danger; je coupai aussi une longue et grosse canne de roseau,

afin de pouvoir mieux me défendre avec cette arme qu'avec toute autre, contre un ennemi rampant ce ne fut pas sans étonnement que j'aperçus bientôt un jus glutineux qui sortait de la canne coupée. Curieux, j'en goûtai, je le trouvai doux et agréable; de sorte qu'il ne me resta pas le moindre doute d'avoir découvert la plus belle plantation de cannes à sucre : j'en mangeai davantage, et je me sentis sin ́gulièrement rafraîchi et restauré par cet excellent jus. Je ne voulus pas communiquer de suite à mon Fritz cette heureuse découverte, je préférai lui préparer la joie d'en faire une lui-même. Comme il avait pris les devans de quelques pas, je lui criai de couper aussi une canne pour sa défense; il le fit d'abord, et, sans rien remarquer, il s'en servit comme d'un bâton, avec lequel il frappait vaillamment à droite et à gauche devant lui; le jus glutineux en sortit en plus grande abondance par ces secousses, et il excita sa curiosité. Il s'arrêta, et commença à en goûter; il en coula sur ses doigts, qu'il lécha l'un après l'autre; puis il sauta, rit, et cria..... « O papa ! papa! du sucre, du sirop de la canne à sucre ! excellent! excellent! Quelle joie ce sera pour mes petits frères, qui aiment tant le sucre,

pour ma mère, lorsque je leur en porterai!» Il la coupa par morceaux, et les suça les uns après les autres, au point que le nectar coulait de toute part, et qu'il fut obligé de modérer son avidité. «Je te conseille de respirer un peu, lui dis-je; il ne faut jamais s'abandonner à l'excès, à la sensualité, et l'on doit savoir se modérer, même dans les plaisirs permis.

FRITZ. Mais j'étais altéré, et ce jus est si bon! LE PÈRE. Tu t'excuses précisément comme les ivrognes, qui boivent immodérément, parce qu'ils ont soif, disent-ils, et parce que le vin a un goût exquis; cependant, quelque bonnes que soient ces excuses, ils n'en perdent pas moins la raison.

FRITZ. Je veux du moins prendre une bonne provision de cannes à sucre avec moi, afin que, chemin faisant, nous puissions en sucer de temps en temps, et en régaler maman et mes frères.

LE PÈRE. Oui, j'approuve cela; mais ne fais pas ton fardeau trop gros, car tu as déjà beaucoup à porter et long-temps à marcher. »

J'avais beau prêcher, il coupa au moins une douzaine des plus belles cannes, les dépouilla de leurs feuilles, les lia, et les prit sous le bras, pendant que nous avancions pour sortir

enfin de ces épaisses broussailles. Nous arrivâmes heureusement au bois de palmiers ; nous y pénétrâmes pour nous coucher à l'ombre, et manger le reste de notre diner, lorsque tout-à-coup un nombre assez grand de singes, effrayés par not arrivée et l'aboiement de notre chien, grimpèrent si lestement sur les arbres, que nous les aperçumes à peine, jusqu'à ce qu'ils fussent logés tout en haut dans la couronne: alors ils grincèrent les dents, firent des grimaces épouvantables, et nous saluèrent d'un affreux cri ennemi. Je remarquai bientôt que les arbres étaient des palmiers à coco, et j'eus l'espoir d'obtenir, par le moyen des singes, quelques fruits peu mûrs et remplis de lait. Fritz, de son côté, était empressé à tirer sur ces bêtes; il jeta à terre le paquet de cannes à sucre, mit en joue, et... à peine j'eus le temps de l'empêcher de faire feu, en le prenant par le bras pour donner une autre direction à son fusil, « Que voulais-tu faire, lui dis-je, dans ton ardeur de jeunesse ? quelle utilité ou quel plaisir auraistu à mettre bas un de ces singes?

FRITZ. Ah, mon père ! pourquoi ne m'avezvous pas laissé faire ? Les singes sont des bêtes méchantes et nuisibles; voyez comme ils

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