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ciel ». Le water-closet s'appelle le garde-manger, l'anus le panier à crottes, un coup de pied devient un coup de poupe et le masturbateur se colle un rassis.

La formation des noms propres dans l'argot n'est pas moins curieuse. «< Stultorum nomina semper parietibus adsunt », dit un auteur latin. Les criminels aiment à graver leurs noms sur les murs des prisons où ils passent, malgré les graves préjudices que cela peut leur causer. J'en ai recueilli un assez grand nombre sur les murs des cellules à la prison de la Santé. Souvent c'est un prénom ordinaire suivi d'un nom de quartier qui a l'air d'une particule : « Oscar de la Bastille, Emile de Grenelle, Charlot du Latin, Emile de la Maubert ». D'autres s'affublent d'un titre nobiliaire: « le marquis de Montparnasse, le prince de la Maubert ». D'autres fois l'individu tire son nom de sa nationalité: « Michel le Russe, le Lyonnais de la Maubert ». Chez d'autres, le nom est tiré d'une défectuosité ou d'une qualité physiques: le Frisé, le Rouquin de Clichy. Mais le plus souvent le criminel s'affuble d'un calembour grossier, ramassé dans la rue, plus rarement d'un pseudonyme prétentieux. Un ivrogne signe : Sirop cognac, un autre: Bec d'acier, allusion à la solidité de son palais sur lequel on peut répandre impunément les alcools les plus supérieurs; un aimable dos vert s'appelle Fou d'amour de la Bastille, un autre chéri de ces dames s'appelle l'amour de Grenelle et un troisième Petit homme de Saint-Ouen. Un rôdeur de barrière de haute taille s'appellera Bec-de-Gaz, et un autre qui aura la maigreur en plus, L'asperge. Le roué, c'est Fouinard de Vaugirard; le subtil, c'est Caoutchouc; le disgracié, c'est Tortillard de Vaugirard ou Transparent de Montparnasse; le hâbleur prétentieux, Cœur d'acier de la Villette ou Casse-Museau. D'autres sobriquets n'ont aucune signification, et ceux qui les portent ne savent ni pourquoi ni comment un parrain inconnu les a un jour baptisés ainsi. Pourquoi l'un s'appelle-t-il Blanc-Blanc de la Chapelle, Coco des Ternes ou la Jambe des Halles, et l'autre L'Emballeur de l'Ecole, La Patente de Montparnasse, La Graine de Montmartre ou Tripsec? Eux-mêmes n'en savent rien. Enfin, certains individus portent des noms en quelque sorte profes

sionnels. Il suffit de les nommer pour savoir à qui on a affaire, leur nom est comme leur carte d'infamie. Ce sont les petits jésus » du ruisseau; l'un s'appelle: Môme Rocaille de la Courtille; l'autre, Petit Blond des Halles ou Denise de

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la Chapelle.

XII. LA LITTÉRATURE DES CRIMINELS.

D'abord, un mot sur leur écriture.

Lombroso, qui a étudié plus de cinq cents authographes de criminels, a voulu distinguer l'écriture des homicides de celle des voleurs. J'ai eu sous les yeux un grand nombre d'autographes de criminels, tant voleurs qu'assassins. Il m'a été impossible de retrouver dans ces écritures les caractères indiqués par Lombroso pour chaque classe de criminels. Ainsi, chez les homicides, je n'ai pas pu reconnaître cette forme gladiolée des lettres dont il parle.

Mais les criminels, en général, présentent-ils une écriture spéciale? En comparant les manuscrits que j'ai sous les yeux, il me semble qu'il existe quelques caractères spéciaux qui, sans être constants, se retrouvent assez fréquemment. J'ai également étudié l'écriture de beaucoup d'aliénés de l'asile Sainte-Anne, tant hommes que femmes, et j'ai trouvé de grandes ressemblances entre leur écriture et celle des criminels.

Les lettres sont généralement mal formées, les unes entassées, les autres très distantes les unes des autres; les unes sont lourdes et empâtées, écrasées et arrondies, tandis que d'autres, dans le même mot, sont grêles, maigres, sans pleins, élancées. Ainsi le caractère dominant, c'est, outre la lourdeur, l'irrégularité et l'incohérence. Ce caractère m'a paru réellement caractéristique. Je ne tiens pas compte, bien entendu, de l'écriture tremblée des séniles, ni de l'écriture informe des ignorants qui savent à peine signer leur nom; de même pour la calligraphie, qui est une écriture à peu près sans caractère et peu différente selon les individus. Il n'est pas rare, en effet, de rencontrer des calligraphes parmi les crimi

LE CRIMINEL

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nels, ce qui s'explique facilement par l'adresse des mains et des doigts qu'on rencontre assez souvent chez eux.

Lombroso assure que les criminels allemands, anglais et napolitains font usage de signes hiéroglyphiques mystérieux. Je n'ai rien observé de semblable.

Voyons maintenant ce que lisent et écrivent les criminels. En principe, les criminels n'aiment pas la lecture, et, à de très rares exceptions près, ils ne lisent que pour tuer le temps et tromper leur ennui.

Je parle bien entendu des véritables criminels, les criminels d'habitude et les criminels-nés; je laisse de côté les détraqués, les dégénérés supérieurs qui viennent quelquefois échouer dans les prisons. Il peut se trouver parmi ces malheureux des gens instruits et délicats, qui aiment les livres pour les livres et les lisent uniquement pour les beautés qu'ils contiennent. Les criminels, au contraire, ne lisent jamais pour s'ins

truire.

Il n'y a guère, d'ailleurs, que dans les cellules et les infirmeries qu'on demande des livres. Dans les quartiers communs, où l'on n'est pas seul, où l'on peut causer, le temps paraît moins long; aussi presque personne ne lit. On passe le temps laissé libre par le travail à bavarder, à combiner des coups à faire quand on sera sorti.

Aussi le prisonnier ne cherche-t-il dans la lecture qu'une vaine distraction. Y trouve-t-il quelquefois ces émotions exquises dont parle avec tant d'enthousiasme George Sand, ces émotions qui font oublier les heures qui passent et le milieu où l'on se trouve? Lui arrive-t-il quelquefois, en lisant un beau livre, de partir, emporté sur les ailes de l'imagination, vers << un monde meilleur, où les bons sentiments qu'il a pu conserver se trouvent comme affranchis du souvenir de ses méfaits » (1) ? La chose est possible et se rencontre sans doute quelquefois, car il n'est pas de conscience obscurcie par des ténèbres si noires qu'aucune lumière ne puisse y pénétrer; mais cela est certainement très rare.

(1) H. JOLY. Les lectures dans les prisons de la Seine. Archives de l'Anthropologie criminelle, 1888.

Les criminels n'ont donc pas de goût pour la lecture: le désœuvrement et l'ennui seuls les amènent à lire. Dans ces conditions, quels livres demandent-ils de préférence? J'ai interrogé les bibliothécaires de la Santé. Ce que les détenus préfèrent, ce sont les romans à grosses intrigues et d'où sont bannies les descriptions, les discussions morales ou philosophiques. De même qu'au théâtre ils préfèrent les gros mélodrames, où il coule beaucoup de sang et beaucoup de larmes de concierges, ils préfèrent lire ces grosses fables où les faits ne laissent point leur imagination en repos. Ces livres seuls leur plaisent, parce qu'ils ne les laissent point réfléchir ni penser et peut-être aussi parce que ce sont les seuls qu'ils peuvent comprendre. Mais ce que les criminels affectionnent par-dessus tout, ce sont les livres orduriers et les journaux. Dans les premiers, les débauchés retrouvent leur élément préféré : l'obscénité et le vice; dans les journaux, tous trouvent de quoi alimenter leur pauvre esprit les revendications des sectaires ou des farceurs qui en vivent et en rient; les proclamations anarchistes; les cris de mort et de haine contre le bourgeois, le riche, le repu; les déclamations vides et stériles sur le travail, l'extinction du paupérisme, etc. Tout cela fait sur eux une impression profonde et ils passent des semaines à réfléchir ou à discuter sur tel ou tel article fulgurant de l'Intransigeant ou de la Lanterne. Le fait-divers les intéresse beaucoup aussi. Ils applaudissent aux coups battes, exaltent la hardiesse ou la rouerie du meurtrier, admirent le filou habile qui a glissé entre les mains de la police. Je sais qu'un grand nombre de détenus, à la prison de la Santé, se procurent, par l'intermédiaire de gardiens peu scrupuleux, des journaux, qui leur coûtent fort cher et qu'ils paient jusqu'à dix sous le numéro. Cela devint une véritable passion lorsque l'escroc Allmayer fut arrêté et jugé. Tous les détenus s'intéressaient à lui, vantaient son adresse, exaltaient ses filouteries, le proclamaient le roi des voleurs et la gloire de la pègre. Des individus qui partaient en centrale auraient donné tout ce qu'ils possédaient pour s'y trouver avec lui. J'en ai même entendu un dire: « Je casquerais raide pour en faire ma môme. »>

Ceux qui lisent si peu et d'aussi piètres choses, doivent peu produire. C'est là une erreur, car les criminels écrivent beaucoup. Il n'est guère de condamné qui, s'il sait écrire, n'ait, au moins une fois, rédigé une protestation sur l'illégalité de son arrestation et la vénalité de la justice; il n'est guère de criminel qui n'ait confié au papier ses idées sur le vol, la propriété, la liberté, le travail. « Des individus fort peu instruits et sans orthographe, dit H. Joly (1), écrivant fort mal, essaient dans leur cellule de trouver une mesure quelconque et des rimes. »

Le même ennui qui amène les criminels à lire les pousse à écrire, et leurs productions littéraires ne sont que le fruit du désœuvrement et de l'ennui, souvent aussi de la vanité.

On s'explique d'ailleurs facilement pourquoi les criminels ne sont pas littérateurs. D'abord, il faut tenir compte de leur peu d'instruction. Lombroso prétend que chez certains criminels la prison et la solitude affinent les facultés, que la douleur et la colère rendent éloquent. Cela peut être vrai dans une certaine mesure. Selon lui, certains individus illettrés arriveraient ainsi à produire des œuvres remarquables. J'ai observé ce fait chez certains aliénés au début de leur délire et c'est chose connue. Mais je n'ai rien observé de semblable chez les criminels que j'ai étudiés.

L'absence du sens moral chez les criminels est encore une des causes de leur inaptitude à la littérature. Ce sont surtout les sentiments nobles qui engendrent les grandes pensées. Or ces sentiments font presque toujours défaut chez les vrais criminels. Comment voulez-vous qu'un assassin parle de la pitié ? Comment pourrait-il trouver dans son cœur de roc une larme, une parole attendrie! Ce serait chercher un diamant dans un égoût, des fleurs sur une charogne putréfiée.

Un voleur qui se croit le droit de mentir, de dépouiller ses semblables, qui n'a pas le sens du juste et de l'injuste, pourra-t-il s'enthousiasmer pour une idée généreuse? Que lui fait à lui l'amour de la patrie, le respect du bien d'autrui, la charité! Parleront-ils d'amour, ces misérables? On n'a qu'à lire

(1) Loc. cit.

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