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prochèrent donc bientôt des embûches de leur implacable ennemi, qui, n'ayant pu les vaincre, conçut le projet de les corrompre, persuadé qu'il n'y avait point de place imprenable où son or pouvait pénétrer. Par l'ascendant de son caractère, il reconquit même la confiance de Paléopoulo, et celle d'Anagnostis Canavos, auxquels il donna diverses commissions contre les peuplades Schypes, qu'il fallait sans cesse comprimer par la voie des armes. Chaque saison voyait éclore avec elle une nouvelle guerre intestine, et Ali comprit que le pouvoir qui ne se fonde que sur la violence est de peu de durée, parce qu'on ne peut pas toujours incarcérer et égorger; il changea de maximes. Diviser pour affaiblir, affaiblir afin de dominer, devint la règle de sa conduite ; et dans cette vue, il ne se montra plus que sous le masque des Harmostes de Sparte, qui déguisaient leurs desseins perfides sous les couleurs de la paix publique, pour tout envahir.

Machiavel briserait ses pinceaux, s'il pouvait renaître et lire ces pages de l'histoire d'Ali, que j'ai souvent baignées de mes larmes en m'affligeant avec les Grecs (1). Dès que le décepteur, qui fomentait la discorde partout où son autorité ne s'étendait pas, apprenait qu'une contrée était divisée par quelques haines, il travaillait à les envenimer. C'était une bonne fortune pour lui de protéger un assassin ou un empoisonneur échappé à la justice, parce qu'il était sûr de disposer à sa volonté d'un tel homme. Il accueillait spécialement ceux qui avaient des crimes à se reprocher; il n'y avait plus, à l'entendre, de justice au monde! Sa haine était surtout profonde contre cette multitude de beys

(1) Si les apologistes des Turcs connaissaient l'Orient, ils auraient pour les visirs l'horreur des Français pour ce lâche Bullion, qui, entendant Louis XIII déplorer la misère de ses sujets, lui fit cette réponse atroce : Vos peuples, sire, sont encore assez heureux de n'être pas réduits à brouter l'herbe. Ce propos est celui de tous ceux qui entourent les sultans et les pachas: Vivez, seigneur, et que vos esclaves périssent. O Providence!

retranchés dans leurs tourelles, dont l'avidité pressurait leurs vassaux ; et jamais démagogue ne déclama avec plus d'artifice, contre la grande féodalité. Sans cesse aux aguets, dès qu'il savait qu'un village était en guerre contre un autre, il se rangeait du côté des plus faibles, auxquels il donnait ce qu'ils lui demandaient. Je ne compte pas avec mes amis, disait-il, et il ne manquait pas surtout d'envoyer des soldats pour appuyer la bonne cause. Ce n'étaient d'abord que des partisans, pour lesquels il n'exigeait d'autre garantie qu'un poste fortifié; et Mastro-Pietro, Albanais de Prémiti, qui était son Vauban, a de cette manière construit plus de tours dans l'Épire, que jamais Paul Émile n'y renversa de villes. Les soldats du pacha établis dans ces postes ne tardaient jamais à demander des renforts; et après avoir écrasé le parti dominant, le libérateur trouvait toujours quelques motifs pour prolonger le séjour de ses troupes dans un pays où il avait fait triompher les droits de ses amis qu'il ne tardait pas à dépouiller.

Il ne pouvait faire usage de ce subterfuge contre les Souliotes, accoutumés à vider leurs querelles domestiques en famille, ainsi qu'il convient à des hommes qui sentent la dignité de leur condition. Le nom d'étranger était synonyme chez eux avec celui d'ennemi, et c'était pour cette raison qu'ils n'avaient jamais voulu conclure d'alliance intime avec les armatolis, que leur hauteur déplacée empêcha de les secourir. Ali, qui savait là-dessus leur pensée, sentant bien que Janina n'est qu'un avant-poste, d'où l'on ne peut maîtriser l'Épire qu'en possédant Souli, résolut de surprendre ce dernier boulevard de la liberté, défendu par les vieux chrétiens de la Thesprotie, qui n'avaient jamais incliné leurs fronts superbes devant le drapeau du Croissant.

D'après ce plan, Ali pacha prétextant certains griefs contre les habitants d'Argyro-Castron, manifesta l'intention de leur faire la guerre; et il feignit de rendre hommage à la bravoure des Souliotes, qu'il invita à prendre parti

dans son armée comme auxiliaires, en s'engageant à leur donner une solde considérable. Ils acceptèrent sa proposition, en se contentant néanmoins de lui envoyer une compagnie de soixante-dix hommes commandée par le capitaine Tzavellas. Ce n'était pas ce que souhaitait le satrape, qui comprit qu'on se méfiait de lui. Cependant il les reçut avec de grands égards ; et peu de jours après, il ordonna le départ de ses troupes pour Argyro-Castron.

On se mit en marche; mais à peine était-on arrivé à la halte de Dzidza, que les Albanais mahométans surprirent et arrêtèrent les Souliotes, au moment où ceux-ci venaient de quitter leurs armes pour se reposer. Changeant aussitôt de route, ils se dirigèrent vers Souli. On venait de descendre les coteaux de Velchistas, et on arrivait au bord de la Thyamis, lorsqu'un des prisonniers, s'élançant dans le fleuve, qu'il passa à la nage au milieu d'une grêle de balles, arriva à Souli, couvert de sueur et de poussière, pour y répandre l'alarme.

Il rend compte de la trahison qui a livré Tzavellas et les siens au tyran. Il annonce l'approche de ses bandes. On court aux armes, on garnit les défilés, et des cris de rage annoncent la vengeance qu'on se propose de tirer des parjures; mais le pacha, qui s'était avancé en personne du côté de Variadès, voyant ses projets éventés, et l'attitude des Souliotes, rappela ses troupes, et eut recours à d'au— tres stratagèmes.

Un seul homme de la compagnie de Tzavellas était parvenu à s'enfuir ; et au retour de l'armée du satrape à Janina, les Souliotes prisonniers furent plongés dans les cachots. Ils attendaient la mort, et ils crurent ce moment arrivé, lorsqu'on enleva leur capitaine pour le faire comparaître devant Ali. «Ta vie est entre mes mains, lui dit-il, >> misérable chrétien ; et les plus affreux supplices te sont » réservés, si tu refuses de me livrer Souli: au contraire, >> si tu y consens, je prends l'engagement irrévocable de

» te rendre le plus puissant seigneur de l'Albanie. Voilà >> ma résolution; tu l'as entendue, choisis et prononce. »>

A cette proposition inattendue, Tzavellas repartit << qu'é>> tant un simple capitaine, il ne pouvait traiter seul de » la reddition de Souli; mais que si on lui accordait la >> liberté, il s'engageait à faire entendre raison à ses com>> patriotes. Pour preuve, ajouta-t-il, de la sincérité de mes >> sentiments, je laisse sans réclamation entre vos mains, » mon fils, qui se trouve parmi vos prisonniers, et vous » savez si sa vie ne m'est pas plus chère que la mienne ».

Cette demande ayant été agréée, on relâcha Tzavellas. Dès qu'il fut de retour dans ses montagnes, après avoir communiqué aux siens l'engagement qu'il avait pris, et sans attendre leur décision, il écrivit au visir en ces termes : « Ali pacha Tébélen, je me félicite d'avoir trompé un im» posteur; je suis prêt à défendre ma patrie contre un >> brigand tel que toi! Mon fils peut périr, mais je saurai » le venger avant de descendre au tombeau. Quelques » Turcs, tels que toi, disent que je suis un père sans pitié, » qui ai sacrifié mon fils à ma délivrance particulière. Mais >> réponds-moi : si tu te rendais maître de nos montagnes, »> ne l'égorgerais-tu pas ce fils, ainsi que toute la popula» tion? Qui le vengerait alors? Libre maintenant, nous >> pouvons être vainqueurs; ma femme, qui est encore » jeune, me laisse l'espérance d'avoir d'autres enfants. >> Si mon fils regrettait d'être sacrifié pour la patrie, il se>> rait indigne de vivre et de porter mon nom. Consomme >> donc ton crime, perfide, je suis impatient de me venger. >> Moi, ton ennemi juré,

» TZAVELLAS >>.

Cette lettre en imposa au satrape. Tzavellas et sa femme Moscho, prirent les armes; furieux comme des lions, leur valeur et leur audace obligèrent Ali pacha, après trois ans de représailles et de combats, à rendre leur fils et les Sou

liotes qu'il avait pris en traître. Après avoir obtenu cette réparation éclatante, Tzavellas, épuisé par les fatigues de mourut en léguant par testament à son fils Phole soin de sa mère et de sa vengeance.

la guerre,

tos,

A cette époque, Ali pacha se trouvait impliqué dans une affaire qui compromettait son existence politique. Dès l'année précédente, il n'avait pas reçu les firmans d'investiture que la Porte accorde à ses délégués. Elle sortait d'une guerre étrangère (1), pendant laquelle son pacha, profitant du désordre qui agitait l'empire, s'était agrandi et fortifié aux dépens de ses voisins. En même temps que ces méfaits étaient connus à Constantinople, on savait qu'il avait eu des rapports avec plusieurs émissaires de la Russie. Il avait en outre reçu chez lui Pangalos de Zéa, Sotiris de Vostitza ; et on s'était saisi d'une correspondance qui dévoilait ses trames. Il restait ainsi prévenu d'avoir voulu se rendre indépendant, en se faisant déclarer prince de la Grèce. Ce projet, tout insensé qu'il était alors, vu l'insuffisance de ses moyens, fut jugé autrement dans le divan, et on crut pouvoir lui demander compte de sa félonie. Ali nia ce dont on l'accusait, dévouant sa tête, si on parvenait à lui prouver qu'il eût jamais signé quelques écrits pareils à ceux qu'on supposait. Comme on avait en main des preuves matérielles revêtues de son sceau (2), sultan Sélim, afin de le confondre, expédia à Janina un capigi-bachi (3), chargé de poursuivre cette importante procédure.

(1) La paix avait été signée à lassy le 15 du mois Zémadzielével 1206, correspondant au 9 janvier 1792.

(2) Les Turcs paraissent avoir emprunté des Romains l'usage de signer leurs écritures privées et publiques avec un sceau; les visirs, pachas, cadis, et autres employés du gouvernement, ont des doubles de leurs cachets déposés à la chancellerie d'état à Constantinople, qui servent à vérifier l'authenticité de cette griffe.

(3) Capigi. Ces huissiers, au nombre de huit cents, gardent les deux premières portes du sérail.

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