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l'ardent creuset. La lie elle-même peut devenir utile, si l'on sait l'employer; en la foulant aux pieds comme on le fait, avec indifférence et sans souci, on mine le sous-sol de la société et on l'emplit de volcans. Connaît-il bien la montagne, l'homme qui n'en a pas visité les cavernes ? Le sous-sol, pour être situé plus bas et plus loin de la lumière, est-il par hasard moins important que la croûte extérieure ? »

A part les chansons, qui ordinairement sont simples et sans prétention, quelquefois vives et légères, la plupart des compositions des criminels sont lourdes et emphatiques. Ils aiment la phrase, la période embrouillée qui n'en finit plus, les mots aux longues syllabes. Cette emphase se retrouve aussi dans les compositions des aliénés. C'est là un point commun et qui s'explique par cette vanité qu'on rencontre presque toujours chez les uns et les autres, par cette exagération ridicule qui se retrouve chez les premiers comme chez les seconds. Voici un fragment d'une poésie inspirée par la mort de l'empereur d'Allemagne, le 8 mars 1888, à un malheureux déséquilibré, autrefois directeur d'un petit théâtre qui eut une certaine célébrité à Paris. Cet individu se trouvait alors à l'asile d'aliénés de Ville-Evrard.

Aujourd'hui sur la terre, où je meurs de pitié,
Il ne me reste rien que de Dieu l'amitié,
La seule en qui j'ai foi. Ton valet misérable,
Ton Bismark pue le sang. O mort si lamentable
Pour l'honnête ici-bas, sans pitié ni merci

Fauche donc ce bourreau que l'on craint tant ici.

Un caractère commun que l'on retrouve également et dans la littérature des criminels et dans celle des aliénés, c'est la recherche des mots bizarres, des alliances de mots exagérées, des métaphores outrées et des hyperboles hardies. Ils forgent même des mots. Voici un passage fulgurant d'une proclamation anarchiste: «< Frères ! citoyens! citoyennes! Aux armes et mort aux vaches! Rendez-vous au lever du soleil place de la Bastille, bannières et drapeaux en tête. Invocation à la citoyenne Louise Michel, notre mère et notre patronne, et en avant au Père-Lachaise. Qu'à l'approche de ce lieu

sacré vos cheveux se hérissent sur vos têtes et que, du fond de leur tombe, nos frères, morts pour la bonne cause, en fassent frissonner les dalles. Que tout ce qui viendra pour barrer notre passage, que toute cette canaille, soit mitraillée à bout portant comme des chiens. Après qu'à ces nobles morts tous nous aurons rendu nos plus sincères regrets et que la place, balayée des buveurs de sueur, laissera le passage libre, nous continuerons notre course et nous marcherons vers les palais des tyrans, aux hôtels somptueux, et la torche à la main vienne l'heure des représailles! >>

Les aliénés ne sont pas moins riches en périphrases lourdes et en mots sonores. J'ai vu autrefois, à l'asile d'aliénés de Ville-Evrard, dans le service de Marandon de Montyel, un pauvre vicaire de campagne atteint de délire chronique, qui se croyait pape et signait Pie X. Par la bienveillance et la politesse, j'avais capté la confiance de ce malade. Il me remit un jour un travail débutant par les mots : « Prospérité, liberté, perégalité », et où il se posait en réformateur universel. Voici le début de ce « messianique travail, dédié à chère bonne Louise Michel », programme de la constitution réformatrice, transfigurée, impérissable de Pie X ». L'auteur s'adresse à Léon XIII, l'usurpateur de la tiare, et il justifie jusqu'à un certain point sa prétention d'être un grand chimiste de mots : « O jubileur entiaré! s'écrie-t-il. Sacripan Bismarkisard! Arbitre vaticaniche à morsures pastorifiques! Écoute le chant du cygne de ton impavide redresseur, ton dompté dompteur, ô lion gallophobe! Antechrist Léon treizième de nom! Autre Samson, nouveau Lamennais, le bon, le meilleur, l'excellent et surexcellent même... d'autant que j'ai Moi Dieu merci plus de séquestrations à mon actif que de spoliations à mon passif. Devenu présentement un vivant Macchabée, devant être bientôt enfoui sans honneurs dans la fosse commune de leur champ de Navets, à l'état d'infects autant qu'informes débris humains travaillés par les carabins d'une école quelconque. Devenu, dis-je, depuis vingt-deux ans à les en croire — ces Lasègue, ces Magnan, de leur propre aveu, l'incarnation la plus formi

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dable de la Révolution et la personnification la plus redoutable, il paraît bien, de la révolution. »

Néanmoins on trouve par ci, par là, dans les compositions des criminels, quelques poésies d'une certaine valeur; mais on y retrouve toujours plus ou moins ce style prétentieux et tourmenté si cher à ces esprits.

L'argot ne tient que fort peu de place dans la littérature des criminels. Ils en émaillent leurs écrits, comme ils en émaillent leur conversation. Pour donner plus de vigueur ou plus de pittoresque à la phrase, ils l'habillent d'argot.

Voici néanmoins deux chansons où l'argot tient une place importante. Elles ont été recueillies à la prison de la Santé.

CÉLESTINE OU LA MARMITE QUI FUIT

Lamentations d'un trois-ponts.

REFRAIN

C'est pas malin, Célestine,
Depuis que j'suis en turbine,
Tu refoules pour trimarder,
Nibe à tortorer,

Tu m'feras calancher.

Autrefois je t'appelais ma petite môme,
Et mes valades étaient graissées;
On m'agate et me v'là en paume,
Et tu te débines des matelassées.
Je t'en ai paré de ces attignoles!

Pour ton nière je me serais fait buter.

Mais v'là que tu fréquentes les casseroles
Marmite que j'ai fait débuter!

Quand tu fleurissais sur le bitume,
Tous les gonses étaient épatés ;

Ton chasse faisait des levages rien urfés;
A chaque trayage tu faisais ta pièce;
Pendant ce temps-là j'allais m'en jeter;
Maintenant v'là que tu renifles sur le commerce,
Et je passe à l'as pour me les caler.

Les reluisants que tu t'carrais en grève,
J'm'camouflais en boudiné,

Tu me r'filais madame la braise,
J'flanquais mon galurin de côté,
Puis au tortorent, plus d'un pante
Était bleu d'nous voir morfiller.
O'jord'hui j'ai du vent dans le ventre,
J'sens le paquet de tripes se cavaler.

T'étais nippée à la cocotte,

On jactait est-elle frusquinée !
Ça donne envie de tirer une botte;
C'est une marmotte qu'est rien tapée!
Maintenant tu t'toquardes de la frime;
Tes deux oranges tombent dans tes bas,
T'es des mois sans changer ta lime;
Y a même des mois que tu n'en a pas.

Quoi? c'est éteint... tu rebutes au flanche?
Y a pu d'trottinage à la clé ?

Des dattes pour que tu fasses la planche ?
L'anse de la marmite est cassée ?

Pour parer c'gnon qui m'met su'l'sable,
Comme ta peau n'veux plus que faignanter,
J'vas me recoller avec ta dabe

Qui ne refoule pas pour turbiner.

Traduction : « Célestine, c'est pas malin, depuis que je travaille, tu ne veux plus faire le trottoir. Rien à manger; tu me feras crever.

<< Autrefois je t'appelais ma petite femme, et mes poches étaient garnies d'argent. On me blague et me voilà dans la misère. Tu te soûles. Je t'en ai paré des coups. Pour ta figure je me serais fait tuer. Mais voilà que tu fréquentes les indicateurs de la police, prostituée que j'ai fait débuter.

<«< Quand tu fleurissais sur le bitume, tous les bourgeois étaient épatés. Ton regard faisait des levages très chics; à chaque séance tu faisais ta pièce de cent sous. Pendant ce temps-là j'allais m'amuser; maintenant voilà que tu refuses de te prostituer, et je n'ai plus rien à manger.

<< Avec les louis que tu plaçais dans ton faux derrière, je m'habillais en boudiné; tu me donnais l'argent et je mettais mon chapeau de côté. Puis, au restaurant, plus d'un bourgeois était surpris de nous voir passer. Aujourd'hui j'ai du vent dans le ventre et j'ai les boyaux vides.

« Tu étais bien mise. On disait: est-elle bien habillée ! Ça donne envie d'aller avec elle. C'est une fille qui est bien faite. Maintenant ta figure se défraîchit. Tes seins tombent dans tes bas. Tu reste des mois sans changer de chemise; il y a même des mois que tu n'en as pas.

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Quoi ! C'est fini. Tu ne veux plus travailler? Tu ne veux plus faire le trottoir? Tu ne veux plus te mettre sur le dos? Tu ne veux plus être ma marmite? Pour parer ce coup qui me met dans la misère, puisque tu ne veux plus rien faire, je vais me remettre avec ta mère qui ne refuse pas de travailler. »

J'TE VAS LACHER UN PAIN

Écoute, Suzon, il faut que j'te bonisse

Que tes façons commencent à me mettre à r’naud.
J't'ai démarrée d'un gonzier de pain d'épice

Qui ne savait pas t'arranger comme il faut.

Je t'ai relevée; la môme a l'air gironde,

Que je me disais, croyant avoir fait un chopin;
Mais tous les soirs sans pognon j'te trouve ronde.
J'te vas lâcher un pain.

Pour travailler l'soir à la Pépinière,

Pour vingt pélos j't'achète un petit panier;
J't'apprends comment on peut plumer un lièvre,
Et j'te conduis moi-même au pigeonnier.
Pendant ce temps-là, faut-il que je sois bonasse!
Comptant sur toi, je plaque mon turbin,

Tu m'fais greffer, y m'reste plus qu'une limace.
J'te vas lâcher un pain.

Traduction : « Écoute, Suzon, il faut que je te dise que tes façons commencent à me mettre en colère. Je t'ai débarrassée d'un souteneur qui ne savait pas t'arranger comme il faut. Je t'ai relevée. La petite a l'air gentille, que je me disais, croyant

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