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PRÉFACE.

Les poëtes de la France forment une grande partie de sa gloire littéraire. Les ouvrages des plus illustres sont entre les mains de toutes les classes de la société; des spectateurs de toutes les conditions écoutent avec admiration les beaux vers récités sur la scène. Dès l'âge de cinq ans, soit dans la famille, soit dans les pensions, soit même dans les petites écoles, les enfants apprennent par cœur les fables de La Fontaine et de Florian. Corneille, Boileau, les deux Racine, J.-B. Rousseau, Voltaire sont étudiés dans les colléges et dans toutes les maisons d'éducation; enfin le style des poètes n'est pas moins familier aux gens instruits que celui des prosateurs.

Cependant les règles de notre versification sont généralement ignorées. On sait que nos vers sont rimés, et l'on n'a aucune idée des règles de la rime. On croit, on sent même qu'ils ont une cadence, et l'on ne pourrait dire ce qui produit cette cadence. On se tromperait sur le nombre de syllabes à attribuer à une foule de mots. Prenez un élève qui a parcouru avec éclat le cours des études classiques, et donnez-lui à juger une pièce de vers français : il est à peu prés certain qu'il ne saura dire si elle est correcte. Si vous lui présentiez des vers latins, il vous répondrait pertinemment; en analysant le morceau proposé, il descendrait jusqu'aux nuances les plus délicates. C'est que, pendant quatre ans, il a étudié la prosodie latine, et qu'on ne lui a pas dit un mot de la prosodie française.

Il y a deux cents ans, une telle inconséquence dans le système d'instruction publique frappait déjà le judicieux auteur des Méthodes

de Port-Royal. Ses paroles sont trop précieuses pour n'être pas recueillies et méditées:

« Si l'orateur (Quintilien) a dit avec grande raison, que ce n'est pas un sujet de louange à un Romain que de bien sçavoir la langue romaine, mais que ce luy doit estre un sujet d'une grande honte que de ne la sçavoir pas : il est étrange que plusieurs de ceux même qui apprennent avec beaucoup de soin les belles-lettres, et qui tiendroient à quelque déshonneur de passer pour ignorans dans la versification latine, soient si éloignez de sçavoir les moindres règles des vers françois, que non-seulement ils ne sont pas capables d'en juger, mais qu'ils ont mesme de la peine à les bien prononcer en les lisant.

« Ce que je me propose donc en traitant ici les principales règles de la poésie françoise n'est pas de porter les enfans à faire des vers françois, auxquels je croirois mesme cet exercice dangereux, jusqu'à ce qu'ils eussent l'esprit et le jugement formé, la facilité et l'agrément qu'ils trouveroient apparemment en leur propre langue les pouvant dégoûter de leurs autres occupations, qui sont tout ensemble et plus nécessaires et plus difficiles; mais mon dessein est seulement d'aider en quelque chose tant les jeunes gens que les personnes plus avancées en âge et en science, afin qu'après avoir passé pour très-habiles dans une langue étrangère, ils ne passent pas pour étrangers dans leur propre langue. »>

J'avais destiné ce livre à l'enseignement universitaire; mais je ne me dissimulais pas combien les notions qu'il contient prendraient difficilement place dans le programme de nos études. L'Université craint d'encourager la métromanie, et pour empêcher l'abus, elle prend le parti d'interdire l'usage. Mais elle ne réussit qu'imparfaitement le jeune homme qui se croit une vocation pour la poésie, s'y adonne malgré le silence du maître, et il s'élance avec d'autant plus d'ardeur dans cette carrière que notre système d'études lui semble combiné pour étouffer le génie. Il rime donc, mais avec une connaissance très-superficielle des règles, et il tombe dans les fautes les plus choquantes. Il n'est pas d'année où quelque rhétoricien n'affiche dans nos Concours généraux cette honteuse ignorance.

Mes prévisions se sont réalisées, et les règles de la versification française ne seront point enseignées dans nos colléges. Dès lors, ayant

à donner une nouvelle édition de cet ouvrage, j'ai voulu qu'il s'adressât à un plus grand nombre de lecteurs. Tout en conservant la partie didactique, j'ai insisté davantage sur ce que je n'avais d'abord qu'indiqué dans les notes, et j'ai traité à fond des questions neuves, qui m'ont paru capables d'intéresser la classe si nombreuse des gens qui aiment la littérature, et particulièrement de ceux qui recherchent curieusement les origines de notre langue.

La versification française fut bornée d'abord à un petit nombre de règles, qui se multiplièrent à mesure que la langue devint plus polie et le sentiment de l'harmonie plus délicat. J'ai suivi pas à pas ces différentes phases, depuis les premiers essais de notre poésie. On verra toutes les modifications qu'elle a subies sous le rapport de la quantité syllabique, de la rime, de la césure, etc. On verra les changements qui ont eu lieu dans la prononciation, et combien la poésie éclaire cette intéressante question de grammaire. On verra comment nos vieux poëtes ont groupé les vers, à quelles époques remontent nos stances modernes, quels types anciens ont été abandonnés, à mesure que l'oreille devenait plus exigeante. J'ai souvent rapproché la poésie française de ses deux sœurs, la poésie provençale et l'italienne.

Les nombreux textes publiés depuis trente ans, précieuses archives de notre langue, attendent que le grammairien s'en saisisse, pour y retrouver les fondements véritables et jusqu'ici inconnus de la science grammaticale. J'ai tâché d'en tirer tout ce qu'ils contenaient d'enseignements pour l'histoire de notre versification, et j'ai présenté dans l'ordre chronologique l'exposé des variations que j'avais à constater. J'ai mis à contribution tous les trésors qui m'étaient offerts. Bien des citations puisées dans des ouvrages très-rares ou dans des manuscrits inédits, pourront, je crois, piquer la curiosité des hommes qui font une étude assidue de nos vieux textes.

On ignore généralement le rôle que joue l'accent tonique dans notre systeme de versification : je me suis attaché à le faire ressortir. Cette partie, qui avait déjà valu à mon premier travail de nombreux et imposants suffrages, a été fortifiée par de nouveaux arguments et de nouveaux exemples. J'espère qu'il ne se trouvera plus personne pour soutenir que la langue française, seule de toutes les langues de l'Europe, ne tient aucun compte de l'accent dans sa poésie.

Je dois dire un mot du système d'orthographe que j'ai suivi. Une grande difficulté se présentait à moi : j'avais à citer des poëtes appartenant à tous les âges de notre langue. Je n'ai pas cru pouvoir reproduire à la lettre les textes anciens. Je dirai d'abord, pour ma justification, qu'à part les publications faites par des hommes spéciaux, qui ont transcrit exactement (quelquefois trop exactement) des manuscrits des XII, XII et XIVe siècles, aucun livre moderne n'offre cette fidélité. Sans remonter bien haut, je ferai remarquer que nulle édition, fût-elle faite avec le plus grand soin et le plus grand luxe, n'a conservé l'orthographe de Boileau et de Racine. J'ajouterai que la suppression des accents, de l'apostrophe et du trait d'union, le maintien de certaines lettres surabondantes ou de certaines voyelles que d'autres ont remplacées aujourd'hui, obscurcissent beaucoup les vieux textes pour le commun des lecteurs. Je ne devais pas oublier que la majorité de ceux auxquels mon livre s'adresse ne sont pas versés dans la connaissance de notre ancienne langue. J'espère donc que les amateurs mêmes de nos vieux monuments littéraires me pardonneront d'avoir, non pas tout écrit à la moderne, mais pris un moyen terme, pour aider à l'intelligence de vers détachés, et pour éviter de trop multiplier les notes explicatives.

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