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COMPLÈTES

DE MOLIÈRE

TROISIÈME ÉPOQUE

1664 1666

DRAMES PHILOSOPHIQUES ET SATIRIQUES.

XV. 1664. TARTUFFE1.

XVI. 1665. DON JUAN, ou LE FESTIN DE PIERRE.
XVII. 1665. L'AMOUR MÉDECIN.

XVIII. 1666. LE MISANTHROPE.

LE

DON JUAN

OU

FESTIN DE PIERRE

COMÉDIE

REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS A PARIS, SUR LE THEATRE DU PALAIS-ROYAL LE 15 FÉVRIER 1665.

Plus d'un déboire avait accueilli Molière à la cour, et sa vie domestique n'était pas de nature à le consoler. Depuis environ deux années il avait travaillé à peu près exclusivement pour les plaisirs du monarque et sacrifié à cette mission, qui était pour lui une sauve-garde, une partie de

1 Joué en partie devant le roi, à Versailles, le 10 mai 1664; puis suspendu; joué ensuite à Paris, devant le public, le 5 août 1667; puis suspendu de nouveau, et repris le 5 février 1669.

1

son talent. Il avait vu de près la frivolité, la fausse politesse, le vide profond caché sous l'écorce brillante des gens de cour. Ce fut contre eux que le hardi philosophe écrivit sa nouvelle pièce, non plus pour divertir un moment mademoiselle de la Vallière ou le surintendant Fouquet, mais pour le vrai public et pour la France, qu'il prévenait contre les fausses apparences et le mensonge des brillantes formules. Que l'élégance du langage et la grâce exquise des manières puissent s'allier à la personnalité usurpatrice cherchant ses jouissances aux dépens de tout ce qui l'approche, sûre de réussir dans un monde plein de crédulité, d'égoïsme et d'intérêts vils; que la sottise humaine soit prête à plier genou devant la ruse et la force, l'esprit et la bravoure armés de jeunesse et d'argent: voilà ce que Molière a voulu montrer quand il a mis en scène un homme de cour, fier, brillant, épicurien français et bon gentilhomme, tuant les pères et les maris, séduisant les femmes, ayant des dettes et payant ses créanciers de paroles, se moquant de Dieu et du diable, riant de tout, capable de tout, excepté de croire à quelque chose; « au demeurant le meilleur fils du monde. >>

le

Un prétexte naturel s'offrait à Molière pour tracer ce hardi portrait de la civilisation chevaleresque et supérieure faussée par le laps du temps. Une œuvre grossière que les comédiens de campagne et les bouffons italiens venaient de mettre à la mode et dont le personnage principal était un mécréant de bonne race, foudroyé par le ciel comme impie, attirait une foule considérable. C'était une vieille légende catholique remise en œuvre avec génie par un moine espagnol de l'ordre de la Merci, légende d'un intérêt puissant. Un gentilhomme débauché de Séville, don Juan Tenorio, ayant, selon les chroniques sévillanes, séduit une jeune. fille noble et tué le père de sa victime, brava, grâce au pouvoir et à l'ancienneté de sa famille, les vengeances de la

justice. Le vieux père fut enseveli dans l'église des moines de Saint-François, qui lui élevèrent une statue. Désespérant de pouvoir atteindre don Juan par les voies judiciaires, car il était puissant et riche, les moines l'attirèrent dans l'église à une heure avancée de la nuit par l'appât d'un rendezvous d'amour. Ce que devint don Juan pris au piége, nul ne l'a su. D'après le récit des moines auquel le peuple ajouta foi, le jeune séducteur, ayant insulté la statue et le tombeau du père, aurait été englouti dans un abîme creusé tout à coup sous ses pas par les dalles entr'ouvertes.

Le Beaumarchais de l'Espagne, Tirso de Molina, dont le vrai nom est Gabriel Tellez, mort prieur du couvent de la Merci en 1650, avait bouleversé cette légende assez défavorable aux moines de Saint-François, et il en avait fait un drame, le Moqueur de Séville (el Burlador de Sevilla), un vrai chef-d'œuvre. Livré à la fougue des sens, sourd et aux conseils de la raison et à la voix de la piété, le don Juan Tenorio de Tellez rit des hommes et trompe les femmes. Ce n'est pas un athée comme chez Molière, mais un séducteur de profession, un fat et un raffiné, orgueilleux, ami de ses aises, l'aïeul de toute la race des séducteurs modernes, des Moncade et des Lovelace. Rien ne fait plus d'honneur à Gabriel Tellez que cette création toute moderne qui montre en perspective Molière, Mozart, Byron et même Richardson; c'est l'épicurien insurgé contre le beau moral; c'est le sommet et le couronnement de tout un cycle littéraire. Plus fougueux et plus naïf chez Tirso, plus raisonneur et plus élégant chez Molière, plus indifférent et plus sceptique chez Byròn, don Juan ne ménage pas les faibles. Il use de tout pour ses voluptés personnelles. Le trio de Mozart, les trois victimes plaintives qui poursuivent don Juan du cri de leurs douleurs, sont de la création du moine. Courir de belle en belle comme Joconde, fouler aux pieds le code de constance amoureuse rédigé par l'Astrée, c'é

tait chose alors plus sérieuse et plus tragique qu'aujourd'hui. Selon le moine Tellez (et cette idée règne dans toutes ses pièces), qui trompe les femmes est nécessairement puni dans ce monde et damné dans l'autre. Il ne pardonne pas à cet abus de la puissance, de l'esprit et de la richesse. Quant à ses victimes, ce sont de vraies Espagnoles, et non les tendres Allemandes de Mozart; elles ouvrent au séducteur un enfer anticipé, en attendant l'autre enfer; terribles personnes auxquelles nul don Juan n'estimerait prudent de se jouer.

Ce beau sujet, qui non-sculement a couru tous les théàtres de l'Europe, mais qui, sous la main de Molière et de Byron, a créé un nouveau type moderne, le « don Juan, » et enrichi d'un personnage symbolique la vaste galerie qui contient déjà Lovelace, Panurge, Tartuffe, Falstaff et Palelin, a inspiré à Tirso des scènes admirables et plus d'un trait de génie. Lorsque don Juan, un flambeau à la main, veut reconduire la statue et l'accompagner dans les ténèbres :

«Ne m'éclaire pas, dit le mort! Je suis en état de grâce. »

Le dénoûment de l'œuvre espagnole, où se joue une libre et puissante imagination est d'un effet dramatique extraordinaire et peut-être sans égal dans les annales dramatiques. Poursuivi par les familles offensées de Séville, Tenorio se réfugie dans la cathédrale. C'est là qu'il trouve le tombeau et la statue de celui qu'il a tué. Il soupe dans l'église, en face de l'autel, sous les grandes voûtes gothiques, parmi les statues des saints et pendant la nuit. Là le Gracioso, type du Sganarelle de Molière et du Leporello de Mozart, met la table par ordre du « moqueur » son maître. Du haut des degrés de marbre blanc, sous la clarté de la lune perçant les vitraux, le vieux gentilhomme mort descend pour répondre à la railleuse invitation du

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