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américaine se rompra sera un moment très-solennel dans l'histoire1. >>

Mais si la rupture de l'Union américaine l'eût contristé, elle ne l'eût point étonné. Il ne l'avait que trop prévue; et cette catastrophe figure, dans tout ce qu'il a écrit, parmi les éventualités néfastes qu'il lui paraissait le plus désirable de prévenir et le plus difficile de conjurer.

Non-seulement il avait vu dans l'établissement de l'esclavage en Amérique une plaie cruelle; il y avait vu aussi un péril permanent, le plus grand de tous pour l'Union américaine. Il avait fait plus : il avait aperçu la forme sous laquelle ce péril éclaterait avec, ses fatales conséquences; et il prédit l'événement, quand il montre le pouvoir fédéral aux États-Unis succombant peu à peu sous l'indépendance excessive des États particuliers, et marchant fatalement à sa ruine par la faiblesse et l'impuissance.

Ou je me trompe fort, dit-il, ou le gouvernement fédéral des États-Unis tend chaque jour à s'affaiblir. Il se retire successivement des affaires; il resserre de plus

1 V. Lettre à M. Senior, du 4 septembre 1856, t. VI.

2 La question de l'esclavage, dit-il, était pour les maîtres au Nord, une question commerciale et manufacturière; au Sud, c'est une question de vie ou de mort. Dieu me garde de chercher, comme certains auteurs américains, à justifier le principe de la servitude des nègres. Je dis seulement que tous ceux qui ont admis cet affreux principe ne sont pas également libres aujourd'hui de s'en départir. » (T. II, p. 558.)

en plus le cercle de son action. Naturellement faible, il abandonne les apparences même de la force1.

<< On veut l'Union, mais réduite à une ombre. On la veut forte dans certains cas et faible dans tous les autres; on prétend qu'en temps de guerre elle puisse réunir dans ses mains les forces nationales et toutes les ressources du pays, et, qu'en temps de paix, elle n'existe pour ainsi dire point; comme si cette alternative de débilité et de vigueur était dans la nature.

« Je ne vois rien qui puisse, quant à présent, arrêter le mouvement général des esprits. Les causes qui l'ont fait naître ne cessent point d'opérer dans le même sens. Il se continuera donc, et l'on peut prédire que, s'il ne survient pas quelque circonstance extraordinaire, le gouvernement de l'Union ira chaque jour s'affaiblissant1. »

<«< Si la souveraineté de l'Union, dit ailleurs Tocqueville, entrait aujourd'hui en lutte avec celle des États, on peut aisément prévoir qu'elle succomberait. - L'Union, ajoute-t-il, ne durera qu'autant que tous les États qui la composent continueront à vouloir en faire partie*. »

Il ne manque pas non plus de gens qui s'imaginent que, l'union des États étant brisée, la république va

T. II, p. 397.

Tome II, chapitre x, p. 398 Quelles sont les chances de durée de l'Union américaine. Quels dangers la menacent.

3 Ibid.,
p. 599.

♦ T. II, p. 355.

périr aussi en Amérique. Je ne parle pas de ceux chez lesquels cette impression est une joie; qui se soucient peu de savoir si les institutions républicaines en vigueur dans le nouveau monde rendaient heureux les peuples soumis à leur empire, ne voient dans ces institutions qu'une forme politique qui n'est pas de leur goût, et, dans leur ferveur monarchique, rêvent déjà à la place des démocraties libres des États-Unis, la formation sinon d'une autocratie unique, du moins de quelques grands États, placés sous la domination absolue d'un empereur ou d'un roi. Je ne m'occupe ici que de ceux qui, impartiaux envers la république américaine et plutôt bienveillants pour elle, croient voir sa ruine dans celle de l'Union. Et je dis que ceux qui mêlent dans leur esprit le sort de l'Union américaine, et celui de la république aux États-Unis, confondent deux choses très-distinctes et qui ne sont point liées l'une à l'autre. Tocqueville les avait séparées avec grand soin, et avait établi cette distinction dans la partie même du livre où il prévoyait la rupture de la confédération .

« A la vérité, disait-il, le démembrement de l'Union, en introduisant la guerre au sein des États aujourd'hui confédérés et avec elle les armées permanentes, la dictature et les impôts, pourrait, à la longue, y compromettre le sort des institutions républicaines.

«Mais il ne faut pas confondre cependant l'avenir de la République et celui de l'Union.

«L'Union est un accident qui ne durera qu'autant que les circonstances le favoriseront. Mais la république me semble l'état naturel des Américains; et il n'y a que l'action continue de causes contraires et agissant toujours dans le même sens, qui pût lui substituer la monarchie1.>>

Ainsi Tocqueville avait prévu précisément la lutte formidable dont nous sommes les témoins. Ah! sans doute, tout en l'apercevant dans l'avenir telle qu'elle éclate sous nos yeux, il avait pu n'en pas prévoir tous les détails. Peut-être, en la jugeant terrible et sanglante, il ne pensait pas qu'elle dût être si longue et si cruelle. Peut-être n'avait-il pas soupçonné parmi quels gouvernements de l'Europe la liberté américaine trouverait des haines, et l'esclavage des sympathies. Mais la crise elle-même, à laquelle nous assistons, il l'avait prévue; et ces immenses événements, inattendus pour le plus grand nombre, en présence desquels un livre de circonstance serait rentré dans le néant, viennent encore ajouter à l'autorité et à l'éclat d'un ouvrage écrit en vue de l'avenir, et dont l'avenir a si singulièrement justifié les prévisions.

On sait que le livre de la Démocratie en Amérique est divisé en deux parties: la première, où l'auteur décrit l'empire de la démocratie sur les institutions politiques des Américains; la seconde, où il montre l'influence de la démocratic sur leurs mœurs. La première

1 Tome I', chapitre x, p. 599. Des Institutions républicaines aux Etats-Unis. Quelles sont leurs chances de durée.

partie formera deux volumes, qui seront les tomes premier et deuxième de l'édition. Le tome troisième contiendra toute la seconde.

Cette seconde partie de la Démocratie en Amérique a cu, il faut le reconnaître, un moindre succès que la première. Elle n'a pas sans doute été moins achetée, mais je crois qu'elle a été moins lue. Beaucoup moins de feuilles périodiques en ont rendu compte. Elle renferme une si grande quantité d'idées condensées dans un étroit espace et toutes rigoureusement enchaînées les unes aux autres, que plus d'un lecteur recule, avant de s'engager dans un labyrinthe dont il craint de perdre le fil. Je ne sais plus quel écrivain a fait la remarque que, toutes les fois qu'on veut lire cet ouvrage d'un bout à l'autre et d'une seule traite, on éprouve quelque fatigue, et que si on se borne à en lire une page prise au hasard, on ne ressent que le charme d'une œuvre supérieure. Il semblerait, dit-il, que le rayonnement continu des idées qui abondent dans ce livre, exerce sur l'esprit du lecteur l'effet produit par une vive lumière sur les yeux, que cette lumière attire et qui ne peuvent la regarder longtemps en face. Les meilleurs esprits et les meilleurs juges persistent cependant à regarder cette seconde partic de la Démocratie comme l'œuvre de Toc

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1 « C'est dans le volume où il est traité de l'influence de la démocratic sur les mœurs, et où l'auteur a placé en finissant une vue générale du sujet de tout l'ouvrage, que, selon moi, M. de Tocqueville fait voir le plus

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