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le portait. Cette modestie était profonde et naturelle. On ne vit jamais au monde un homme plus simple, moins ébloui de sa fortune. Il avait gardé la candeur des enfants dans la société desquels il se plaisait aux heures de repos.

Nulle affectation chez cet homme excellent, et s'il s'arrêtait avec complaisance sur quelque endroit honorable de sa vie, cet endroit était celui des débuts laborieux où il avait, par son zèle, secondé son frère Michel. Le seul orgueil qu'il montrât parfois était celui de ses obscurs

commencements.

Ce n'est pas ici le lieu de le peindre dans sa famille, où il déploya les plus belles vertus domestiques. Il ne m'appartient pas de le montrer, comme un patriarche, à sa table couronnée d'enfants et de petits-enfants. Les regrets qu'il y laisse ne s'effaceront jamais. Mais il me sera peut-être permis de dire ce qu'il fut pour moi. Il me sera permis de payer ma dette à sa mémoire. Calmann Lévy m'accueillit dans mon obscurité, me soutint, tenta mille fois, avec des gronderies charmantes, de secouer ma paresse et ma timidité. Il souriait à mes hum

bles succès. Il était plus un ami qu'un éditeur. Bien d'autres lui rendront un semblable témoignage. Pour moi, c'est du plus profond de mon cœur que je m'associe à la douleur incomparable de sa veuve et de ses fils, ainsi qu'aux regrets profond de tous ses collaborateurs.

Le lendemain même de la mort de M. Calmann Lévy, M. Ludovic Halévy écrivait ces lignes que je veux citer :

«< Calmann Lévy est un des hommes les meilleurs, les plus intelligents, les plus droits que j'aie jamais connus.

<< Resté jeune jusqu'à la dernière heure de sa vie, il possédait cette grande vertu sans laquelle la vie n'a véritablement aucun sens : la passion du travail. On peut dire qu'il a eu deux familles. Sa famille de cœur, d'abord sa femme, ses fils, sa fille, ses petits-enfants, tous si tendrement aimés par lui... Et comme cette tendresse lui était rendue! Puis ce que j'appellerai sa famille de travail, ses collaborateurs de la rue Auber. Il y avait plaisir à le voir, allant et venant, dans cet immense magasin de librairie, parmi ces montagnes de livres, au milieu de ses employés; il était vraiment pour eux le

patron, dans le vieux sens, dans le bon sens du mot. D'ailleurs, il en était des employés comme des auteurs; ils quittaient bien rarement la maison. J'ai vu arriver, il y a une trentaine d'années, dans la librairie de la rue Vivienne, des enfants qui rangeaient des livres et faisaient des paquets; je les vois aujourd'hui, rue Auber, grisonnants et devenus, dans des situations importantes, des hommes tout à fait distingués. Et cela grâce à celui qu'ils continuaient à appeler le patron.

<< Plus heureux que son frère Michel qui n'avait pas d'enfants, Calmann Lévy a eu la joie de pouvoir se dire, en regardant ses trois fils, que son œuvre serait dignement continuée par ceux qui portent son nom. Il ne pouvait être en de meilleures mains, cet héritage d'un demi-siècle de travail et d'honneur. >>

C'est de tout cœur que je m'associe aux sentiments si bien exprimés par M. Ludovic Halévy. Je le fais avec quelque autorité et quelque connaissance, étant déjà ancien dans copie» et dans les livres. Du vivant de M. Calmann Lévy, j'ai vu ses trois fils le

la «

seconder en son vaste et délicat travail d'édi

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teur. J'ai vu M. Paul Calmann, formé dès l'en

fance par l'oncle Michel, et depuis longtemps rompu aux affaires, suppléer, avec ses deux jeunes frères, le vieux chef que nous regrettons, mais qui revit dans ses enfants. Je sais, par expérience, combien MM. Paul, Georges et Gaston Calmann Lévy sont d'un commerce agréable et sûr. Certes l'héritage de travail et d'honneur laissé par leur père ne saurait être mieux placé qu'en leurs mains.

A. F.

Mai 1892.*

MADAME ACKERMANN

J'ai eu l'honneur de connaître madame Ackermann, qui vient de mourir. Je la voyais à ses échappées de Nice, l'été, dans sa petite chambre de la rue des Feuillantines qu'emplissaient l'ombre et le reflet pâle des grands arbres. C'était une vieille dame d'humble apparence. Le grossier tricot de laine, qui enveloppait ses joues, cachait ses cheveux blancs, dernière parure, qu'elle dédaignait comme elle avait dédaigné toutes les autres. Sa personne, sa mise, son attitude annonçaient un mépris immémorial des voluptés terrestres et l'on sentait, dès l'abord, que cette dame avait été brouillée de tout temps avec la nature.

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Quoi! s'écria M. Paul Desjardins, quand un jour on la lui montra qui passait dans la rue, c'est là madame Ackermann? elle ressemble à une loueuse de chaises.

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