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le patriotique cri d'alarme de M. Bréal', pour provoquer sur ce point une refonte partielle des programmes ét des méthodes universitaires. Dans sa circulaire du 8 octobre 1872, le ministre de l'instruction publique, M. Jules Simon, annonçait que « l'enseignement de la grammaire ne se bornerait plus désormais à l'étude purement mécanique des règles, mais que ces règles deviendraient pour le professeur matière à explications. » De toutes les réformes proposées par M. Jules Simon, ce fut peut-être la seule que maintint en l'accentuant, l'année suivante, le conseil supérieur de l'instruction publique. Par sa circulaire d'octobre 1873, qui rétablissait sur presque tous les points l'ancien état de choses, la commission du conseil supérieur, composée de Mgr Dupanloup et de MM. Egger et Patin, décida « que l'enseignement de la grammaire serait modifié, et que le professeur devait s'inspirer des recherches et des découvertes de la philologie comparée, pour donner aux élèves l'explication des règles préalablement apprises par cœur. »

Je n'ai donc point à défendre l'utilité de la méthode historique, puisque son application à l'enseignement du français est une doctrine officielle aujourd'hui. Mais elle ne s'est pas également imposée à l'opinion du public pédagogique, et bien des maîtres (oubliant qu'on doit toujours l'explication des choses qu'on enseigne) se refusent encore à l'adopter, soit par défiance de l'inconnu, soit par attachement aux vieilles méthodes. Leur argument décisif, c'est que l'explication de la grammaire française n'est autre chose, disent-ils, que l'étude du vieux français, et que cette érudition est un objet de luxe pour des enfants qui ont tout juste sept années devant eux pour apprendre le nécessaire. Ces défenseurs des intérêts de l'enfance s'exagèrent assurément la perte de temps: un

1. Dans son beau livre: Quelques mots sur l'instruction publique. Paris, Hachette, 1872

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élève de septième apprend dans sa Grammaire française que notre langue forme son féminin en e ou son pluriel en s, ou qu'elle possède deux genres; il apprend dans sa Grammaire latine que les Romains avaient trois genres, ou qu'ils formaient leur féminin en a. L'année suivante, qui empêche le professeur de sixième de jeter un pont entre les deux idiomes, et de montrer à l'enfant comment les trois genres du latin se sont réduits à deux en français, ou que si notre langue forme son féminin en e muet (charmant, charmante), et non pas en u ou en o, c'est parce que le latin formait son féminin en a (bonus, bon; bona, bonne) et que notre langue change toujours cet a en e muet à la fin des mots (porta, porte; rosa, rose; bona, bonne)?

Pourquoi le français forme-t-il son pluriel en s et non pas en bou en m? Parce que les substantifs français viennent de l'accusatif latin, qu'en latin la marque de ce cas était précisément un s au pluriel (rosas, les roses; nidos, les nids; dolores, les douleur s), tandis que l'absence de s était la marque du singulier (rosam, la rose; nidum, le nid; dolorem, la douleur).

Si la grammaire historique rend aisément compte des règles, elle éclaircit aussi facilement les exceptions. Pourquoi les noms en al font-ils leur pluriel en aux ? Parce qu'à l'origine de la langue les noms en al formaient régulièrement leur pluriel en als: au temps de Hugues Capet, un cheval, un mal, étaient au pluriel des chevals, des mals. Plus tard, au temps de saint Louis, cet / s'adoucit en u devant une consonne, et de même que Val Girard (le vallon de Girard) 'est devenu Vaugirard, et que les vieilles formes altre, albe, palme (du latin alter, alba, palma) sont devenues autre, aube, paume, les terminaisons en als donnèrent aus, d'où des chevaus, des maus, qui sont plus tard devenus des chevaux et des maux, comme feu, bijou et caillou ont été feus, bijous et caillous avant d'être feux, bijoux et cailloux.

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Les grammairiens nous enseignent que certains noms tels que aide, élève, enseigne, manoeuvre, etc..., sont tantôt masculins, tantôt féminins, et ils se bornent à constater cet usage, comme s'il n'était susceptible d'aucune justification par le raisonnement. Au lieu d'énoncer sèchement la liste alphabétique de ces exceptions, n'était-il pas plus simple de soulager la mémoire de l'enfant par cette remarque que les substantifs abstraits aide, élève, garde, manœuvre, etc., sont toujours féminins quand ils marquent l'action d'aider (l'aide puissante de Dieu), d'élever (l'élève productive des bestiaux), de garder (la garde des frontières), de manoeuvrer (la manœuvre du navire), et qu'ils deviennent toujours masculins lorsqu'ils désignent la personne qui aċcomplit ces divers actes (un aide de camp, un élève, un garde national, un manoeuvre)?

Comment notre futur s'est-il formé? pourquoi est-il terminé en ai dans nos quatre conjugaisons? Parce qu'à la chute de l'Empire Romain, les terminaisons latines s'étant toutes assourdies, il y avait confusion pour les gens illettrés et pour le peuple entre des formes aussi peu différentes que legit (il lit), leg et (il lira), legat (qu'il lise), lege (lis). Ces mots, dont la prononciation ne différait que par des nuances délicates, étaient trop difficiles à distinguer pour l'oreille des Barbares. Dès lors on chercha, pour exprimer le futur, une forme plus grossière et plus saisissable, et on employa le verbe habere (avoir) avec l'infinitif du verbe : on trouve dans certains textes latins de la décadence scribere habeo (littéralement j'ai à écrire) pour signifier j'écrirai; de même amare habeo (j'ai à aimer), c'est-à-dire j'aimer ai. Voilà pourquoi notre futur français se forme en joignant partout le présent du verbe avoir (ai, as, a, etc.) à l'infinitif du verbe (je chanterai, je finirai, je rendrai).

Pourquoi certains temps prennent-ils un à la troisième personne du singulier dans la conjugaison interrogative (il

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aime, aime-t-il? il aima, aima-t-il ?)? Les grammairiens répondent sans hésiter que cet est une lettre euphonique destinée à amortir le choc des voyelles qui serait trop dur dans aime-il, aime-on. Si le t est intercalé pour les besoins de l'euphonie, demandera aussitôt l'enfant, pourquoi peut-on dire alors il pourra-élire, il pourra-on doyer, lorsqu'il n'est pas permis de dire pourra-elle? pourra-on? Pourquoi l'hiatus des voyelles a-e, a-o, toléré dans le premier cas, est-il proscrit dans le second?

La grammaire historique, nous donnera la vraie solution de ce petit problème. En latin, le t est la lettre caractéristique de la troisième personne du singulier : amat, finit, rumpit devinrent à l'origine en français: il aimet, il finit, il rompt). Naturellement le t final de il aimet était muet, comme l'est encore aujourd'hui celui de ils aïment: on prononçait il aime, comme nous prononçons il fini, il romp, tout en écrivant il finit et il rompt. Ce t muet ne tarda pas à disparaître de la première conjugaison (dans la forme directe), vers le temps de Philippe Auguste; mais il persista dans la forme interrogative, parce qu'il devenait dans ce cas sensible et sonore : aime-t-il? Plus tard on oublia l'origine et la raison d'être de cette lettre; on sépara ce t par un tiret du radical dont il faisait partie, et la vieille forme aime t-il devint vers le seizième siècle aime-t-il, qui n'est plus au milieu des formes modernes qu'un dernier vestige de la conjugaison du moyen âge.

Il n'y a rien dans tout cela qui dépasse le niveau moyen d'un élève de sixième, et l'on voit à quoi se réduit ce prétendu cours de vieux français, et combien il est exact de dire (comme les partisans des anciennes méthodes) qu'en donnant aux enfants la raison des règles, nous voulons transformer nos écoliers en philologues, et nos classes de grammaire en succursales de l'Académie des Inscriptions : autant vaudrait dire que le marin au long cours est un as

tronome parce qu'il applique à la navigation les résultats pratiques de la science astronomique, où que l'imprimeur sur étoffes est un chimiste parce qu'il profite des recherches faites par les savants sur les combinaisons ou la durée des couleurs. L'argument qu'on prétend tirer de la perte du temps est aussi peu décisif d'ailleurs, l'intelligence venant en aide à la mémoire en double la force, et cette perte, si perte il y a, est plus que compensée pour l'enfant. Je ne me fais donc aucun scrupule de renvoyer les défenseurs de la routine au jugement sévère que portait sur ces méthodes vieillies M. Michel Bréal, professeur au Collège de France : « La grammaire << traditionnelle formule ses prescriptions comme les décrets « d'une volonté aussi impénétrable que décousue; la gram« maire historique fait glisser dans ces ténèbres un rayon de « bon sens, et au lieu d'une docilité machinale, elle demande « à l'élève une obéissance raisonnable.

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Il y a quarante ans, Burnouf (et c'est là une autorité que nos critiques ne renieront pas) ne s'exprimait point autrement, quand il répondait dans la préface de sa Grammaire latine aux professeurs qui lui reprochaient d'avoir appliqué à l'enseignement pratique du latin quelques-unes des découvertes de la philologie comparative :

<< Mon livre est tout pratique, et j'ai eu soin de n'y rien mettre qui ne fût à la portée des plus jeunes intelligences. Toutefois si les règles que je donne sont simples, elles ne sont pas mécaniques. Le temps n'est plus où l'on n'accordait au jeune âge qu'une mémoire toute passive.... Les philologues versés dans la grammaire comparative trouveront que je n'ai pas poussé cette étude assez loin. Si d'autres personnes croyaient, au contraire, que certains détails où je suis entré n'étaient pas absolument nécessaires, je les prierais de remarquer d'abord que la mémoire ne retient sûrement que ce dont l'esprit s'est rendu compte; ensuite, qu'un enfant auquel vous expliquez la raison des choses, vous en sait gré, et vous récompense de votre peine par une attention plus soutenue. Il est flatté de la

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