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contre les différents délits ou crimes; elle se prononce seule, lorsqu'il n'y en a pas d'autres décernées par la loi. » Telles sont les dispositions que l'art. 147 a reproduites en les modifiant. Mais, d'une part, la dégradation civique est la conséquence nécessaire des peines encourues pour crimes, et d'un autre côté, l'ar-. ticle 164 du Code des délits et des peines énumérait neuf cas de forfaiture, sans y attacher aucune peine, tandis que notre Code n'omet jamais au contraire d'attacher une peine à cha→ cun des cas de forfaiture qu'il prévoit. De là il suit que cet art. 167 ne reçoit aucune application, et il est même impossible de lui assigner un but quelconque dans la loi pénale.

On est donc fondé à conclure qu'il eût été plus conforme à un système général de rédaction qui a banni du Code pénal des incriminations parasites et de stériles définitions, de répudier la définition et la qualification des art. 166, 167 et 168, inutile héritage du Code de brumaire, qui n'ajoutent aucune force à l'énergie des dispositions répressives de la loi, et ne peuvent produire d'autre effet que d'en obscurcir la clarté.

Quoi qu'il en soit, le crime de forfaiture, considéré dans son caractère générique, a ses éléments et ses conditions qu'il est nécessaire d'énoncer. La forfaiture ne peut exister qu'autant que le fait inculpé réunit les caractères d'un crime, qu'il a été commis par un fonctionnaire public, et que sa perpétration a eu lieu dans l'exercice même des fonctions: cette triple condition est textuellement exprimée

dans l'art. 166.

Il faut qu'il y ait crime; de là deux corollaires : le premier, que les simples délits, et à plus forte raison les contraventions, ne peuvent constituer une forfaiture; le deuxième, que la forfaiture ne peut exister si le fait n'a été commis par le fonctionnaire dans une intention coupable. Ainsi, il ne suffirait pas qu'un fonctionnaire eût abusé de ses fonctions pour être constitué en forfaiture; il est néces saire que le but qu'il se proposait en commet. tant cet abus soit criminel.

Il faut, en second lieu, que le crime soit l'œuvre d'un fonctionnaire public. Mais que doit-on entendre par cette dénomination? Les fonctionnaires publics sont les agents qui exercent, au nom de l'État, une portion de l'au-torité publique: tels sont les juges, les officiers de police judiciaire, les préfets, les maires. Il faut distinguer les fonctionnaires publics et les agents du gouvernement: tous les fonctionnaires ne sont pas agents du gouvernement;

cette qualité n'est étendue qu'à ceux qui se trouvent sous la dépendance immédiate d'une autorité supérieure, tellement qu'ils ne peuvent tenir une conduite opposée à celle que cette autorité leur a tracée: tels sont les directeurs des administrations, les préfets, les souspréfets et tous ceux qui ont reçu du gouvernement une mission, ne fût-elle que temporaire. Il faut distinguer encore les fonctionnaires et les officiers publics; ceux-ci, quoiqu'ils agissent avec un caractère public, n'exercent aucune portion de la puissance publique tels sont les avoués, les huissiers, les commissairespriseurs. Au reste, ces distinctions qui, dans d'autres cas, peuvent avoir des effets importants, n'ont qu'une gravité fort secondaire dans la matière qui fait l'objet de ce chapitre, car les diverses dispositions que nous allons examiner s'appliquent généralement aux fonctionnaires et aux officiers publics: ce n'est donc pas ici le lieu d'insister sur ce point.

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La troisième condition est que le fait soit commis dans l'exercice même des fonctions: en effet, le crime ne prend un caractère particulier que parce qu'il constitue un abus des fonctions elles-mêmes; si donc l'acte incriminé n'était pas un acte de ces fonctions, il pourrait sans doute encore constituer un autre crime, mais on ne saurait y voir le crime de

forfaiture.

Ces premiers principes posés, nous allons passer à l'examen des divers crimes et délits que le Code pénal a réunis dans une même section. Nous diviserons en conséquence, suivant l'ordre adopté par ce Code, cette matière en huit paragraphes qui auront pour objet : 1o les soustractions commises par les dépositaires publics; 20 le crime de concussion; 3o l'immixtion des fonctionnaires dans des actes de commerce ; 4 le crime de corruption; 5o les abus d'autorité; 6 les infractions relatives à la tenue des registres de l'état civil; 7° l'usurpation de l'autorité publique; 8° enfin, la participation des fonctionnaires aux crimes dont leurs fonctions leur commandent la surveillance.

§ Ier.

Des soustractions commises par les dépositaires publics.

Ces soustractions constituaient dans la législation romaine et dans notre ancien droit le crime de péculat: peculatus est furtum pecuniæ publicæ vel fiscalis. Ce terme dérivait du mot pecus: peculatus furtum pu

blicum dici cœptus à pecore. Le motif de cette origine est sans doute qu'aux premiers temps de Rome, le vol des choses publiques n'était qu'un vol de bestiaux, unique richesse des Romains. Jules César incrimina ensuite sous la même qualification, par la loi Julia de peculatu, la dissipation de deniers destinés aux sacrifices [1]; enfin elle fut encore étendue au détournement des deniers privés confiés à des dépositaires publics [2]. Les peines furent d'abord le bannissement [3], ensuite la déportation ou la condamnation aux mines, suivant la qualité des coupables [4]. La loi Julia de residuis étendait les mêmes châtiments aux comptables qui conservaient entre leurs mains les deniers publics qu'ils avaient reçus pour les employer à un usage déterminé [5].

Dans notre ancien droit, le péculat était le vol ou la dissipation des deniers royaux ou publics, par les receveurs et autres officiers qui en avaient le maniement ou à qui le dépôt en avait été confié, ou même par les magistrats qui en avaient été les ordonnateurs [6]; le détournement des deniers privés, par les mêmes officiers, ne constituait point le même crime, alors même que ces deniers leur avaient été confiés à raison de leurs fonctions [7].

L'ordonnance de janvier 1629 déclarait coupables de péculat tous ceux qui, étant préposés pour le maniement des deniers royaux, emportent les deniers dont la recette leur est confiée, ou les détournent de leurs caisses, ou sortent du royaume sans en avoir rendu compte, ou font de faux emplois ou des omissions dans leurs comptes, ou se trouvent débiteurs de fortes sommes sans pouvoir vérifier la cause de leurs pertes (art. 390 à 398). La peine ordinaire de ce crime était ou les galères ou le bannissement perpétuel avec confiscation des biens. C'était ainsi qu'avait été interprétée l'ordonnance du 1er mars 1545, remise en vigueur par la déclaration du 26 novembre 1633, et portant: « Ordonnons que le crime de péculat sera puni par confiscation de corps et de biens, par quelque personne

[1] Lege Juliá peculatus tenetur qui pecuniam sacram, religiosam abstulerit, interceperit. L. 4, Dig. ad leg. Jul. de peculatu.

[2] Non solùm pecuniam publicam sed etiam privatam. L. 9, § 3, eod tit.

[3] L. 3, 4, Dig. eod. tit. Quelques docteurs pensent que les premières peines furent seulement la peine du quadruple; le texte de la loi 3 nous paraît contredire formellement cette opinion: Peculatus fæná aquæ et ignis interdictionem in quam ho

CHAUVEAU. T. II.

qu'il ait été commis. » Cependant l'art. 398 de l'ordonnance de 1629, la déclaration du 5 mai 1690 et celle du 3 juin 1701, portaient pour les cas plus graves la peine de mort. Les simples particuliers complices du détournement de deniers publics n'étaient passibles que d'une action civile en restitution des sommes détournées [8].

Le crime de péculat fut longtemps la plaie de l'administration des finances: il fallut à plusieurs fois créer des juridictions extraordinaires, élever des chambres de justice pour en combattre les déprédations, et ces juridictions elles-mêmes, quoique façonnées pour ces luttes, reculèrent devant les déprédateurs. On en voit un curieux exemple dans le préambule de l'édit de mars 1717, qui portait amnistie des crimes de péculat et malversations. « Les recherches, dit ce préambule, que la chambre de justice a faites, et les états qu'une grande partie de ceux qui en étaient l'objet ont donnés de leurs biens, nous ont fait connaître la grandeur du mal et la difficulté du remède plus nous avons voulu approfondir la cause et le progrès, plus nous avons reconnu que la corruption s'était tellement étendue, que presque toutes les conditions en avaient été infectées; en sorte qu'on ne pouvait employer la plus juste sévérité pour punir un si grand nombre de coupables, sans causer une interruption dangereuse dans le commerce et une espèce d'ébranlement dans tout le corps de l'Etat. » Ainsi les malversations, par leur nombre et par la qualité des coupables, échappaient à l'action des lois, et le législateur lui-même, voilant la justice, était contraint d'en décréter l'inexécution.

L'Assemblée constituante fut également préoccupée des difficultés d'atteindre les crimes de cette nature: elle en déféra la connaissance à des jurés spéciaux [9]; le Code des délits et des peines en attribua ensuite la poursuite immédiate au directeur du jury d'accusation (article 142). Les peines étaient portées par les articles 11 et 12 (2e partie, titre 1er, section 5) du

die successit deportatio, continet.

[4] Ibid. et § 9 Inst. de publicis judic. L. 1, C. de crim. peculatus.

[5] L. 1, Dig. ad leg. Jul. de peculatu. Voy. Ser-' pillon, Code crim, t. 1, p. 98.

[6] Jousse, Traité des matières crim., t. 4, p. 26; Serpillon, Cod. crim., t. 1, p. 98. [7] Muyart de Vouglans, p. 157. [8] Décl. du 5 mai 1690.

[9] L. 19-29 sept. 1790, tit. 12, art. 1 et 3.

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Code pénal du 25 septembre-6 octobre 1791, ainsi conçus : « Article 11. Tout fonctionnaire public qui sera convaincu d'avoir détourné les deniers publics dont il était comptable, sera puni de la peine de quinze années de fers. Article 12. Tout fonctionnaire ou officier public qui sera convaincu d'avoir détourné ou soustrait des deniers, effets, actes, pièces ou titres, dont il était dépositaire à raison des fonctions publiques qu'il exerce, et par l'effet d'une confiance nécessaire, sera puni de la peine de douze années de fers. >>

Cette distinction entre les comptables et les dépositaires publics a été maintenue, mais avec certaines modifications, par notre Code: les détournements de deniers, de titres ou d'effets, peuvent être commis, soit par les dépositaires publics qui, sans être fonctionnaires, ont le maniement et le dépôt de certaines choses ou effets, soit par les fonctionnaires ou officiers publics qui se trouvent dépositaires, en leur qualité et à raison de leurs fonctions, d'une chose ou effet, soit enfin par les officiers que la loi commet à la garde d'un dépôt public, et qui ne sont dépositaires qu'en vertu des fonctions qu'ils exercent relativement à ce dépôt. Ces trois hypothèses, dont les différents caractères seront développés plus loin, font l'objet des articles 169, 173 et 254; nous n'avons à nous occuper ici que des deux premiers,

En cette matière, les difficultés peuvent naitre, soit des circonstances caractéristiques du crime, soit des éléments qui servent au calcul de la peine. Examinons, en premier lieu, les conditions de l'incrimination.

L'article 169 inculpe « tout percepteur, tout commis à une perception, dépositaire ou comptable public, qui aura détourné ou soustrait des deniers publics ou privés, ou effets actifs en tenant lieu, ou des pièces, titres, actes, effets mobiliers qui étaient entre ses mains en vertu de ses fonctions. »

signé par la loi pour faire publiquement les ventes mobilières, il devient dépositaire et comptable public des deniers qui en forment le prix ; 2o d'un régisseur intéressé des droits d'octroi qui détourne une partie des sommes qu'il a reçues [2], parce que ces sommes ne sont pas sa propriété, qu'une portion des droits d'octroi appartient à l'Etat, et que les receveurs des droits d'octroi sont d'ailleurs soumis aux dispositions des lois relatives aux comptables publics; 3° d'un piqueur employé par l'adminis tration des ponts et chaussées, et qui soustrait les sommes qui lui ont été confiées pour en faire la distribution aux ouvriers et fournisseurs [3], parce que cet employé, quelles que soient ses fonctions, est comptable aux yeux de l'administration publique des sommes qui lui ont été remises et qui appartenaient à l'Etat ; 4o de l'économe d'un collége royal qui dissipe des deniers qui étaient entre ses mains en vertu de ses fonctions, parce que cet officier de l'université doit être considéré comme un dépositaire ou comptable public, puisque l'université fait partie de l'administration publique [4]. Ces exemples suffisent pour déterminer le sens des termes de l'article 169. Les percepteurs des deniers des communes et les comptables des établissements publics rentreraient encore dans la même catégorie. Toutefois, on ne doit pas perdre de vue que la qualité de comptable ou dépositaire public est le premier élément du crime; si cette qualité n'était pas établie, et si, par exemple, le détournement avait été commis, soit par l'économe d'un collége indépendant de l'université, soit par le percepteur d'un droit de péage concédé à une compagnie, cette soustraction pourrait constituer un abus de confiance, máis elle ne réunirait pas les caractères du crime prévu par l'article 169.

Le deuxième élément du crime est qu'il y ait acte de détournement ou de soustraction. Le seul déficit ne suffit donc pas pour l'existence Cette disposition s'applique en général à tous du crime; il faut que les deniers reçus ou dépoles comptables ou dépositaires publics, même ses aient été détournés de la caisse ou soustraits non fonctionnaires, qui ont reçu, en vertu de du dépôt. Mais est-il nécessaire que ce détourleurs fonctions, des deniers ou des effets. La nement ait été accompagné d'une intention coujurisprudence de la Cour de cassation en a con- pable? C'est une règle absolue, en droit pénal, sacré l'application à l'égard, 1° de l'huissier qui, qu'il n'y a point de crime sans intention; mais après avoir procédé à une vente de meubles et la difficulté est ici de déterminer à quels signes en avoir reçu les deniers, détourne ou soustrait se révèle l'intention. Le détournement de de ces deniers [1], parce qu'étant spécialement dé-niers commis par un comptable public n'est pas

[1] Arr, cass. 18 déc. 1812; Dalloz, t. 16, p. 323. [2] Arr. cass. 21 janvier 1813; Dalloz, t. 16, p. 322; S. 1817, 1, 95.

[3] Arr. cass. 29 avr. 1825.

[4] Arr, cass. 4 sept. 1835 (Journ. du droit erim. 1836, p. 20).

autre chose qu'un abus de confiance, qui s'aggrave à raison de la qualité du prévenu. Or, pour constituer le délit d'abus de confiance, il ne suffit pas que le mandataire se soit servi des sommes qui lui ont été confiées; le détournement momentané n'est pas celui que la loi a voulu punir : c'est le détournement frauduleux, celui qui a pour but de soustraire les deniers, qui seul constitue le délit prévu par l'article 408. Or cette fraude, ce but coupable se trahissent rarement par les faits : il faut donc en chercher les indices, non dans le seul fait matériel du détournement, mais dans sa réunion à celui de l'insolvabilité du prévenu au moment de l'exigibilité des sommes détournées; on présume que le mandataire devenu insolvable a dû connaître sa position et savoir qu'il exposait les deniers en les faisant servir à son usage personnel. Le délit n'existe donc que du jour où la restitution est déniée ou impossible, du jour où le mandataire a été mis en demeure de les restituer. Or, cette théorie doit nécessairement s'appliquer aux soustractions commises par les comptables, puisque ces soustractions ne constituent en elle-mêmes qu'un abus de confiance aggravé seulement par l'abus des fonctions qui s'y réunit.

Les lois pénales de Naples font une distinction qu'il est utile de faire connaître. L'art. 216 punit du deuxième degré de la peine des fers, c'est-à-dire de 7 à 15 ans, le percepteur, le chargé d'une perception, le dépositaire de deniers publics qui a détourné ou soustrait les deniers publics on privés remis en son pouvoir à raison de ses fonctions; et l'art. 217 ajoûte: «Toutes les fois que le détournement ou la soustraction n'a pas eu pour objet un lucre illicite, mais que les deniers, les effets de crédit ou les effets mobiliers auront été employés, sans ordre de celui qui en a le droit, à un usage public différent de leur destination, le coupable sera puni de six à dix ans d'interdiction des fonctions publiques. » Cette incrimination accessoire ne nous semble pas fondée. Le comptable qui emploie les fonds dont il est dépositaire à un usage différent de l'objet auquel ils étaient destinés, commet une infraction à ses devoirs qui peut le rendre passible, soit d'une mesure disciplinaire, soit de dommages-inté rêts, mais ne se rend coupable ni d'un crime ni d'un délit ; car ce que la loi veut punir, c'est le détournement des fonds, et ce détournement ne peut avoir les caractères d'un délit qu'au

[1] L. 9, § 9, Dig. ad leg. Jul. de peculatu.

tant qu'il est accompagné de l'intention de les soustraire. D'après les dispositions de notre Code, l'usage des fonds déposés, fait sans intention de nuire, pour un objet non déterminé par le gouvernement ou le propriétaire des fonds, ne rentre point dans les termes de l'article 169.

L'art. 169 ne s'applique pas seulement au détournement des deniers publics, il comprend encore celui des deniers privés, qui sont déposés entre les mains des fonctionnaires en vertu de leurs fonctions. Nous avons vu qu'il en était ainsi dans le droit romain : non solùm pecuniam publicam sed etiam privatam crimen peculatûs facere [1]. Dans notre ancien droit, au contraire, le détournement de deniers publics par un officier public n'était point un crime de péculat, mais bien une concussion, une exaction ou un vol [2]. Dans l'une ou l'autre de ces hypothèses, une question préjudicielle doit nécessairement être jugée avant toute déclaration de culpabilité.

S'il s'agit d'un détournement de deniers publies, et que le prévenu conteste et nie l'existence d'un déficit quelconque dans la caisse, il est évident qu'il ne peut être condamné qu'autant que ce déficit est régulièrement reconnu. En effet, s'il n'était pas reliquataire, il n'y aurait pas eu de détournement. Mais quelle est l'autorité compétente pour prononcer sur cette situation administrative du prévenu? Il nous semble que ce pouvoir ne peut appartenir qu'à l'autorité qui vérifie et juge habituellement sa comptabilité, et sous les ordres de laquelle il se trouve placé. La justice risquerait de s'égarer et elle s'investirait d'un pouvoir étranger, si elle se livrait à l'examen de la comptabilité du préposé, et qu'elle cherchât à constater les chiffres de ses recettes. Mais, en s'arrêtant devant les droits de l'administration, elle n'est enchaînée par la déclaration de celleci que dans le seul cas où cette déclaration ferait disparaître le déficit qui forme la base du délit; car si le fait matériel du reliquat est déclaré à la charge du prévenu, il appartient alors au juge criminel d'apprécier la moralité de ce fait matériel. Cette distinction, qui pose une limite entre les deux pouvoirs judiciaire et administratif, et que nous aurons lieu d'examiner plus tard en la suivant dans d'autres applications, a été, dans notre espèce, consacrée par un arrêt de la Cour de cassation qui a annulé le jugement d'un conseil de guerre:

[2] Muyart de Vouglans, p. 157.

<< attendu que l'accusé était poursuivi pour fait de dilapidation de deniers publics, mais qu'il n'en pouvait être déclaré coupable qu'autant qu'il aurait été préalablement décidé par l'autorité compétente qu'il était reliquataire dans les comptes de sa gestion; qu'il avait requis un examen préjudiciel de sa comptabilité, et que néanmoins, sans qu'il eût été définitivement prononcé, le conseil de révision a déclaré la compétence de la juridiction militaire, ce qui a été une violation des règles de la compé tence [1]. »

S'il s'agit d'un détournement de deniers privés, et que le fonctionnaire nie que ces deniers aient été déposés entre ses mains, le premier acte des poursuites doit être d'établir le fait de ce dépôt. En règle générale, les tribunaux criminels peuvent connaître des contrats dont la violation constitue un délit ; c'est ainsi qu'ils sont compétents pour juger la question préjudicielle de l'existence d'une convention, lorsque cette convention est déniée par la personne qui est inculpée de l'avoir violée. En effet, le juge compétent pour statuer sur un procès doit l'être nécessairement pour connaître des questions incidentes qui surgissent dans ce procès, encore bien que ces questions fussent sorties du cercle de sa compétence, si elles lui avaient été proposées principalement [2]. Ce principe, qui a pris sa source dans les lois romaines [3], ne peut être en général contesté, puisque autrement l'action judiciaire serait arrêtée à chaque pas de la procédure; mais son application reçoit une véritable limite en ce que le juge criminel demeure soumis, pour la recherche et l'admission des preuves, à toutes les règles qui sont imposées aux tribunaux civils. Si les délits, en effet, sont susceptibles de toute espèce de preuves, il n'en est plus ainsi quand le délit est, non pas dans le contrat lui-même, mais dans la violation de ce contrat ; car la convention forme alors un fait distinct du délit, et qui dès lors ne peut être prouvé, lorsqu'il est dénié, que par les preuves que la loi a appliquées aux conventions Les art. 1341 et 1347 du Code civil, qui fixent ces preuves, sont des principes généraux qui ne peuvent ployer parce qu'ils sont invoqués devant tel ou tel juge, et qui dominent toutes les juridictions.

[1] Arr. cass. 15 juill. 1819, Bull. p. 244 ; Dalloz, t. 3, p. 359. (En Belgique c'est aux tribunaux militaires qu'il appartient, en pareil cas, de vérifier la comptabilité du prévenu.)

[2] Notes manuscrites de M. le président Barris,

Un auteur, M. Legraverend, a cependant pensé qu'une exception devait être faite à ces règles à l'égard des dépositaires publics : « Tous les genres de preuves, dit-il, peuvent être employés pour prouver leur culpabilité, et le Code pénal contient à leur égard des dispositions spéciales. La confiance obligée qui résulte de leurs fonctions, de leur qualité, de leur caractère, devait trouver dans la loi une garantie contre la facilité qu'ils ont d'en abuser, et des peines sévères ont en conséquence été décernées en pareil cas [4]. » Ces lignes nous semblent contenir une étrange confusion. Sans doute la loi pénale a dû punir l'infidélité des dépositaires publics de peines plus graves que celle des dépositaires volontaires; mais la gravité du délit est évidemment indépendante de la forme et de la nature des preuves admissibles pour constater le dépôt de ce que la culpabilité est plus ou moins intense, il ne s'ensuit pas que les règles relatives à ces preuves doivent être modifiées. Il est ensuite inexact de dire que des dispositions spéciales aient été établies pour prouver les soustractions commises par les dépositaires publics : les art. 169 et suivants sont muets à ce sujet ; et dès lors la règle générale, qui proscrit la preuve testimoniale des contrats hors des cas prévus par la loi civile, s'étend aux dépôts faits entre les mains de ces officiers, comme aux autres dépôts. Et quelle serait enfin la raison de l'exception? Ne serait-il pas à craindre, dans cette hypothèse aussi bien que dans l'autre, que les parties ne cherchassent à se procurer, par la voie de la plainte, un genre de preuve que les tribunaux civils n'auraient point admis, si elles eussent porté leurs réclamations devant eux ? Ne serait-il pas à craindre que les comptables publics ne fussent également exposés à des poursuites qui n'auraient pour fondement que de vaines allégations? Les deux espèces sont identiques, et les motifs de décision sont les mêmes; la distinction proposée n'a donc aucune base solide.

Ainsi, lorsqu'une plainte en détournement de deniers est portée contre un comptable public, il faut distinguer si le dépôt des deniers est reconnu ou dénié par celui-ci. En cas de dénégation, la partie est astreinte à fournir

no 306; arr. cass. 7 therm. an xin ; 11 févr. 1812; 25 mai 1816;2 déc. 1813; Dalloz, t. 6, p. 79 et suiv. [3] L. 3, C. de judiciis; l. 1, C. de ordine judi

ciorum.

[4] Législ. crim. t. 1, p. 41.

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