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Grégoire revêtu de ses habits pontificaux à la porte de sa basilique, quel souverain aurait conseillé aux Grecs de rendre les armes au sultan? Certes, ce n'aurait été ni le petit-fils de saint Louis, ni le successeur de Pierre le Grand. Quel recours restait-il donc aux chrétiens? de prendre les armes, d'apparaître aux yeux du monde la croix et le glaive à la main, pour combattre leurs tyrans ou pour périr avec les saintes lois de l'Évangile proscrit par un despote à jamais étranger à la civilisation.

La Grèce ne peut donc plus rentrer dans sa condition première. En vain la Porte Ottomane prodiguerait les firmans pour annoncer l'oubli du passé; sa volonté, les engagements par lesquels elle se lierait visà-vis de la chrétienté, seraient illusoires, parce qu'elle n'a plus le pouvoir de tenir ses promesses. Le fanatisme, la soif du sang et du pillage, le cri d'effroi du sultan, ont soulevé les Turcs asiatiques. Avant qu'ils quittent les armes, la population chrétienne, qu'on veut ramener au devoir, aura disparu en détail, à moins d'un miracle de la Providence. Dans les paroles de sa hautesse relatives à l'amnistie, qui annoncent clémence et pardon quand les massacres continuent de toutes parts, on remarque, malgré une perversité apparente, qu'il y a plutôt dissolution de toute espèce d'autorité que mauvaise foi.

On dit qu'il faut ménager à l'empire ottoman les moyens de maintenir la paix avec la Russie. C'est à peu près vivre au jour le jour; car une paix entre la toute-puissance et la faiblesse n'est qu'une trêve éphémère. D'ailleurs, avant d'entrer sérieusement en accommodement, le sultan doit songer à dompter ses propres soldats. On a ouvert les barrières à la licence en armant une population féroce; et son exaspération est telle, que, le 15 septembre dernier, on tirait à Lesbos sur un bâtiment français, parce qu'on croyait que son pavillon couvrait un navire moscovite, nom qu'il suffit de prononcer pour faire rugir tout musulman. Qu'on cesse donc de s'y méprendre. La Russie, qui connaît aussi bien que nous les Turcs, doit leur imposer la paix. Elle y est forcée par une nécessité plus impérieuse que la volonté de son souverain, à moins qu'elle ne consente à ratifier les forfaits du gouvernement turc, et à marcher à la suite de toutes les légations européennes à Constantinople.

Pour ce qui est de l'équilibre politique qu'on met en avant, acception faite de la force d'inertie et de la puissance de l'habitude, il resterait à déterminer de quel poids réel était autrefois dans la balance du

monde l'empire des Paléologues, lorsque Mahomet II dominait dans l'avide conseil du dernier de ces princes, pour se faire une idée de l'importance actuelle de la Turquie en Europe. La question de la puissance militaire serait également résolue, en réfléchissant que, s'il suffit en 1454 au conquérant de tomber dans le port de Constantinople avec quelques barques traînées à travers les montagnes, pour renverser un empire qui n'existait plus que de nom, on en concluait que le sort éprouvé par l'empereur grec est réservé au sultan ; car la chose est facile, depuis qu'il existe vingt vaisseaux de ligne à Sébastopolis. L'accroissement de puissance de la Russie qu'on craint arrivera donc tôt ou tard, à moins que de nouvelles combinaisons ne s'opposent à cet événement.

Nous en dirons autant relativement aux intérêts commerciaux de la France. Qu'on se garde bien de les confondre, ni ceux de l'Europe entière, avec les intérêts de quelques Francs fixés en Orient, où ils vivent étrangers à leur mère patrie; car ce serait déplacer la question en passant des vues générales à des spécialités diamétralement opposées.

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Le commerce des Européens dans le Levant n'est et ne fut jamais rien que par les Grecs. Anéantis, il se réduirait aux besoins particuliers des Turcs, réduits maintenant à une monnaie presque fictive, qui n'auraient à échanger que quelques produits spontanés de leur sol contre l'importation de l'Europe. Victorieux, tout renaît au contraire avec les Hellènes. Une nouvelle carrière et des débouchés importants s'ouvrent à l'industrie humaine, et le monde retrouve une terre ensevelie depuis des siècles sous le cataclysme ignominieux de la barbarie. Mais ce n'est pas le moment d'entrer dans les vastes considérations que comporte cet objet.

On parle de médiation afin d'opérer un rapprochement entre les Turcs et les Grecs. Les quatre grandes puissances amies y interviendront; on présentera une déclaration aux REBELLES... Je m'arrête à ce mot qui préjuge la question, en décelant l'esprit de partialité dans lequel on procédera. Je demanderai maintenant comment on entrera seulement en pourparlers? de quelle manière on établira la discussion?... Mais que dis-je ! il me semble qu'il faudrait au préalable que le passé n'eût pas existé, afin qu'on n'eût point à effacer les souvenirs qu'il a laissés, et les conséquences inévitables qui en résulteront. Cette considération est digne d'une sérieuse attention.

Nous demanderons ensuite: Si les Grecs, plus habiles que les puissances médiatrices à lire dans leur avenir, rejettent leur intervention, deviendraient-elles alors hostiles à leur égard? Qu'on ait vu de sangfroid le chef de l'église orthodoxe pendu au milieu des pompes du culte, les cadavres de plusieurs milliers de chrétiens élevés sur des pals, accrochés à des gibets, gisants dans les ruisseaux abandonnés aux chiens et aux oiseaux de proie, cela peut se concevoir : ceux qui condamnent l'insurrection des Grecs ne les ont pas assassinés. Mais voudraient-ils devenir les auxiliaires de leurs bourreaux ? Non, sans doute. Contentons-nous donc de supposer qu'en prenant une attitude menaçante on détermine les Grecs à reprendre leurs fers: pourra-t-on, dans cette hypothèse, leur refuser des sûretés pour leur vie, celle de leurs familles et de leurs propriétés ? Qui les garantira dans un pays où il n'existe pas de gouvernement, à moins qu'on ne veuille donner ce nom à la libre disposition de vie et de mort qui appartient nonseulement au sultan, à ses délégués, mais au moindre aga, et dans les temps actuels, à tout individu coiffé d'un turban, qui a le droit privé du glaive, par cela seul qu'il est mahométan? Cette garantie viendrait-elle de la part des puissances médiatrices? Quel homme, connaissant les habitudes et les mœurs de la Turquie, voudrait accepter une pareille responsabilité pour son pays? Fera-t-on, dans ce cas, la guerre, afin de redresser une foule d'injustices et d'assassinats partiels? car tels sont les rapports établis depuis la conquête jusqu'à nos jours, entre les Turcs et les chrétiens, que les fils d'Islam n'ont jamais cessé de gouverner avec une verge de fer. Faut-il présumer que les mœurs de quatre siècles vont changer sur la sommation de quelques Européens? ou plutôt n'est-il pas raisonnable de croire que, les religions et les positions sociales s'étant froissées, tout nagerait dans le sang, dès qu'on aurait remis les opprimés sous la main des oppresseurs?

Qu'on renonce donc pour toujours aux idées chimériques de médiation et de patronage. Les Grecs, comme les Hollandais de Philippe II, ayant conquis dans le commerce, auquel un fisc avide, mais imprévoyant, leur a permis de se livrer, des armes pour combattre

'Hélas! ils le sont devenus en permettant de noliser des bâtiments destinés à transporter les troupes qui ont égorgé les chrétiens de Casos, de Psara et de l'île de Crète.

leurs tyrans, il n'y a plus pour eux, après l'aurore de l'émancipation qu'ils ont entrevue, que le néant ou la liberté.

Ces sages observations n'étaient plus admissibles quand elles parvinrent à Constantinople; la Porte avait déclaré aux ambassadeurs des quatre grandes puissances qu'elle n'admettrait aucune espèce de médiation; et, comme elle ne les avait pas priés de se mêler de ses affaires, elle dédaigna de donner d'autres explications.

Enivrée du succès de son capitan-pacha, qui avait détruit la marine marchande de Galaxidi, elle croyait le Péloponèse subjugué. Ainsi, au lieu d'envoyer des négociateurs à Hydra, elle s'était hâtée de charger le kiaïa-bey de passer en Morée afin d'y mettre le séquestre sur les biens des Grecs émigrés. Le reis-effendi fit communiquer cette mesure à l'ambassadeur d'Angleterre, qui la trouva fort judicieuse, lorsqu'on eut connaissance de la prise de Tripolitza.

Afin de ne pas avoir l'air de reculer, on envoya à Nauplie deux maîtres des requêtes, sur le compte desquels on n'a jamais eu de renseignements. Il en fut de même de ceux que la Porte expédia dans I'île de Crète pour y promulguer le mandement apostolique du faux patriarche; ils disparurent.

La Grèce ne devait plus avoir de rapprochement avec ses oppresseurs que pour les combattre, et ses bienfaiteurs recueillaient de toutes parts des tributs de reconnaissance. Dès qu'un bâtiment de la marine royale de France paraissait en vue des îles de l'Archipel, son approche était annoncée par des chants d'allégresse. MM. le Normand de Kergrist et Bégon de la Roussière avaient rendu tant de services aux chrétiens, que la corvette l'Écho et le brick l'Olivier étaient accueillis partout avec des transports de joie, tels que les Turcs en auraient conçu de l'ombrage, si ceux qui les commandaient n'avaient tendu une main également secourable aux deux partis. Toute la marine du roi très-chrétien était dans ce cas; il restait à l'amiral Halgan à jeter les bases d'une reconnaissance éternelle entre la France et les Hellènes,

Parti de Smyrne à bord de la frégate la Guerrière, il arriva bientôt aux rivages de l'Attique. Athènes était au pouvoir des Turcs. « Des récoltes sur pied, écrivait-il, au milieu d'un pays désolé, font naître » plus d'une pensée, si l'Europe, avec sa haute civilisation, n'arrete la marche funèbre des événements... Etre ou n'être pas, voilà

toute la question pour les Grecs. Est-il plus naturel de voir des » Tartares que des chrétiens exister dans cette partie de l'Europe? » Cinq cents Schypetars mahométans et trois cents Turcs indigènes occupaient l'acropole de Cécrops. La ville offrait l'image d'une place prise d'assaut. Les maisons étaient ouvertes; les portes, les fenêtres et les planchers en avaient disparu. Il ne subsistait, en beaucoup d'endroits, que des murs noircis par la fumée, et les barbares rallumaient chaque jour des incendies partiels pour détruire ce qui existait. Le couvent français des capucins avait été réduit en cendre; les bas-reliefs du monument de la tribu Acamantide, qui en faisait partie, gisaient à demi calcinés parmi les décombres1. Des débris immondes, des restes de cadavres d'hommes et d'animaux souillaient les rues, dont le silence était à peine interrompu, le jour, par les pas de quelques cavaliers, qui sortaient pour aller à la découverte; la population entière de l'Attique avait disparu.

Comme au temps où les Grecs furent obligés de fuir devant les hordes des Xerxès, leurs descendants, abandonnant le continent à l'approche d'autres barbares, s'étaient retirés dans l'île de Salamine, avec les images et les dépouilles des temples du Seigneur. Entourés d'ennemis, en proie aux besoins, seuls avec leurs tristes pensées, ils conservaient dans le malheur l'attitude de la plus sublime résignation. Vainement les Ottomans avaient daigné leur accorder la grâce de venir faire la récolte, à condition de payer les tributs accoutumés ; ils avaient rejeté cette offre avec hauteur, en disant : qu'ils ne voudraient pas même, si le sort des armes les remettait en leur pouvoir, s'abaisser à leur demander la vie 2!

Réunis aux populations d'Eleusis et de Condura 3, les Grecs vivaient, campés par familles, au milieu d'une île nourricière d'abeilles, mais qui ne fournit presque rien aux besoins des hommes. Le couvert d'un olivier rabougri, l'ombre d'un rocher, les grottes, étaient des lieux enviés, qu'on tirait parfois au sort pour abriter les vieillards, les malades, les femmes et les enfants. On éprouvait les plus

'Ces précieux débris ont été recueillis et apportés à Paris par l'amiral Halgan. * On rapporte à ce sujet qu'un Grec et sa femme ayant été pris dans une excursion, le paysan qui cherchait à sauver sa vie, en se disant d'un village éloigné, fut interrompu par son épouse, qui s'écria ; Laisse là cet indigne subterfuge; crains-tu · de mourir pour ton Dieu? Cette déclaration leur mérita la palme du martyre.

1 Bourgade de la Mégaride. Voyez tome IV, pages 133 et 134, de mon Voyage dans la Grèce.

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