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à achever ma tâche. J'irais alors chercher quelques compatriotes de cette grande famille de France, et tous, revêtus de cet uniforme de soldat citoyen qui commande partout la même fidélité et les mêmes sacrifices, nous descendrions sur les places publiques, et nous nous adresserions ainsi à l'héroïque population de Paris : « Tendez-nous une main confiante; ce sont vos frères des départements de France. La justice a parlé : respectez ses arrêts. C'est là le plus beau, le plus brillant hommage que vous puissiez rendre aux mânes des victimes. Nous aussi, à la première nouvelle de vos premiers efforts, nous nous sommes armés, mais nous n'avons pas combattu: à vous seuls la gloire. Le pays tout entier possède la liberté; vous seuls l'avez payée du prix de votre sang. Vous êtes les dignes enfants de cette grande capitale, faite pour dominer la France par sa grandeur, comme elle l'a dominée par son courage. Réunis à vous, nous rendons hommage à ces tombes qui seront longtemps honorées, parce qu'elles seront les dernières.

« Peut-être dans quelque temps verrez-vous se glisser timidement vers ces tombes quatre familles françaises qui viendront présenter leurs hommages aux mânes de nos frères d'armes; vous ne vous détournerez pas; des enfants qui ne seront pas orphelins viendront jeter des fleurs sur ces tombes. C'est alors que vous comprendrez votre grandeur,

que la nation signera la paix aux pieds même des tombeaux, et offrira le plus beau spectacle qui soit au monde, celui d'une grande nation bien unie sous la protection des lois. »

M. Crémieux prit ensuite la parole pour M. de Guernon-Ranville. Sa robe d'avocat entr'ouverte laissait paraître un uniforme de garde national. Il commença sa plaidoirie en reproduisant à peu près tout ce qui avait été dit avant lui, mais bientôt ses esprits parurent se troubler complétement. Voici textuellement, du reste, la partie du compte-rendu sténographique de la séance qui se rapporte à cet incident. « Après avoir terminé ses développements, le défenseur se livre à une hypothèse. Il suppose qu'un jour Paris a été détruit, non par la guerre étrangère, car on ne dompte pas un peuple qui peut se défendre, mais par quelque grande catastrophe du globe. Deux monuments seuls restent debout: une colonne triomphale et le temple de la Gloire. Le voyageur, conduit par son guide dans l'enceinte où fut le Panthéon, lit encore sur les murs les noms de ceux à qui des inscriptions ont été dédiées. Les noms de Manuel, Foy, Benjamin Constant..... (Ici la voix de M° Crémieux s'éteint tout à coup, ses jambes fléchissent sous lui, il tombe évanoui entre les bras de ses confrères; plusieurs personnes réunissent leurs efforts pour le transporter hors de la salle). »

Cette singulière et presque ridicule défaillance de M. Crémieux coïncidait du reste avec les sourdes rumeurs de l'émeute qui ébranlait pour ainsi dire les grilles du Luxembourg. L'émeute qui, dès le premier jour du procès, s'était montrée sinistre et menaçante, s'efforçait en effet d'effrayer de nouveau les juges des ministres en leur faisant entendre des cris de mort. Une foule immense occupait toutes les rues voisines du palais de la Chambre des pairs. Difficilement contenue par les gardes nationaux et par les soldats, elle écoutait en frémissant tous les bruits qui lui venaient de l'intérieur de ce palais, où la justice se rendait avec une lenteur qui contrariait son impatience. C'était le tigre attendant la proie qu'il croit dévorer, et contenant mal ses sanguinaires ardeurs.

Le commissaire de la Chambre des députés, M. Bérenger, prenant la parole après l'évanouissement de M. Crémieux, avait continué l'œuvre de l'accusation et cherché à amoindrir les impressions produites par l'éclat d'une partie de la défense. Mais les pairs inquiets ne prêtaient plus à l'orateur qu'une attention distraite, et pendant ce discours, commencé vers trois heures et demie, ils avaient remarqué que de fréquents messages étaient adressés au baron Pasquier. L'émeute, disait-on, grossissait en dehors, et des bruits alarmants circulaient dans les tribunes. Le roulement lointain

des tambours augmenta tout à coup cette inquiétude, bien qu'il annonçât l'arrivée du général Lafayette qui venait prendre le commandement des troupes destinées à protéger la Chambre. M. Madier de Montjau s'étant alors levé pour répliquer, un grand nombre de pairs exprima le désir de voir renvoyer l'audience au lendemain, et, malgré les observations de M. de Martignac qui demandait que le troisième commissaire de la Chambre des députés fût entendu sur-le-champ, le président Pasquier, auquel M. Ladvocat venait d'adresser quelques mots, dit à la Chambre : « M. le commandant de la garde nationale m'annonce qu'il désirerait que l'audience fût levée avant la chute du jour. » Et cette séance du 20 décembre se termina au milieu d'un trouble qui, noblement contenu par les juges, n'en existait pas moins chez la plupart d'entre eux.

La journée du 24 allait être décisive; décisive pour le procès, décisive pour l'émeute. La Cour devait entendre la réplique de M. Madier de Montjau, et rendre un arrêt qui, s'il n'était pas d'une sévérité suprême, pouvait devenir pour les masses égarées par les agitateurs le signal d'un mouvement dont les conséquences seraient incalculables. Aussi dut-on redoubler de précautions, et prendre toutes les mesures militaires que la situation exigeait si clairement. Le général Lafayette vint s'in

staller au Luxembourg, où il coucha dans un des appartements du rez-de-chaussée. Il se trouvait ainsi rapproché du baron Pasquier, avec lequel ses conférences devaient être fréquentes. La confiance illimitée que M. de Lafayette avait dans sa popularité lui faisait supposer que, placés sous sa protection, les ministres, quelle que fût d'ailleurs l'issue du procès, n'avaient rien à craindre des fureurs populaires. Il s'était exprimé en ce sens devant le roi, que ses assurances n'avaient pas convaincu. Plus tard, dans une conversation avec M. Pasquier, qui se préoccupait des moyens à employer pour mettre en sûreté les prisonniers après le prononcé du jugement, il avait même parlé de leur faire traverser Paris au pas et en plein jour sous la seule égide de son nom et de sa personne, moyen vivement combattu par M. de Montalivet. Ce dernier proposait au contraire de conduire rapidement et par un chemin détourné les ex-ministres à Vincennes aussitôt après la clôture des débats, c'est-à-dire avant le prononcé de la sentence. Des ordres furent donnés pour que, dans la matinée du 21, les abords et le jardin du palais fussent gardés par une force imposante. Près de trente mille hommes de garde nationale et de troupes de ligne prirent en effet position dans les rues et sur les places voisines du Luxembourg.

Un complot existait, ainsi que nous l'avons dit,

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