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Au dénouement, alors que Don Juan s'effondre dans les flammes, Sganarelle s'écrie piteusement: «Mes gages! mes gages!» et l'on a vu là une invraisemblance, car Sganarelle doit être effrayé par un chàtiment aussi terrible. Mais, outre que rien n'empêche de le supposer un nioinent terrifié et silencieux, Sganarelle, au service d'un tel homme, s'est habitué à ne jamais avoir d'émotions trop profondes; et ce qui doit reparaître bien vite dans son esprit, c'est ce qui a fait le fond de ses pensées pendant de Jongues années. A quoi songeait-il done, quand il accoinpagnait malgré lui Don Juan? A la peur qu'il avait de lui, sans doute; mais aussi à ses gages qu'il ne recevait pas, qui faisaient de plus en plus une grosse somme, et qu'il espérait toucher enfin quelque jour pour passer une vieillesse plus tranquille et plus conforme à ses goûts. La statue, en emportant Don Juan, emporte tous les rêves de Sganarelle; comment ne crierait-il pas : «Mes gages! mes gages! »

Que n'aurais-je pas à dire encore sur Elvire, sur Pierrot, sur Charlotte!

Elvire étonne, au quatrième acte, avec sa révélation céleste; mais ne regardons que sa démarche et ses sentiments; supposons l'une faite et les autres exprimés plus de douze heures après les menaces du premier acte : quelle vérité dans ce retour à Dieu d'une âme désenchantée qui lui était consacrée autrefois, et dans cette affection qui, en changeant de nature, persiste malgré tout pour ce séducteur tant adoré. Introduite dans le sujet par Molière, cette figure d'Elvire est si exquise, qu'elle a hanté depais Limagination des peintres et des théoriciens du Donjua

nisme.

Pierrot parait un pitre assez déplacé dans la scène où il furt Don Juan tout en lui criant : « Je ne crains personne » ; mais qu'en songe aux sentiments contradictoires qui s'agitent dans son âme: son irritation contre le débauché

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sa haine inconsciente contre le grand seigneur tyrannique, et la peur des cops qui lui est évidemment naturelle.

Charlotte ne parle pas exactement de même quand elle s'adresse à Pierrot et quand elle s'adresse à Don Juan, et sans doute Molière l'a voulu ainsi pour que l'entreprise du reflné ne parût pas ridicule; mais aussi, qui ne sur-veille son langage quand il parle à plus relevé que soi, sintout s'il désire se faire aimer?

Etrangement placé en Sicile, l'acte des paysans, si peu scrcblable aux paysanneries conventionnelles de Favart et de l'opéra-comique postérieur, est une pure merveille. avec la bonhomie de Pierrot, avec la coquetterie instinctive de Charlotte, de glace pour un paysan et si vite apprivoisée par un seigneur, avec son dialogue sublime, si l'on peut dire que des àmnes mises à nu jusqu'en leurs profondeurs et brusquement éclairees jusqu'à ces profondeurs par des mots naivement lumineux peuvent constituer un sublime, même dans la comédie :

DON JUAN. CHARLOTTE sais quoi.

Sganarelle, regarde un peu ses mains.

Ti! Monsieur, elles sont noires comme je ne

DON JUAN. Ha ¦ que dites-vous là ? Elles sont les plus belles. du monde; souffrez que je les baise, je vous prie.

CHARLOTTE. Monsieur, c'est trop d'honneur que vous me futes, et si j'avais su çà tantôt, je n'aurois pas manqué de les laver avec du son 1.

GRARLOTTE. Piarrot, ne te fàche point.

PIERROT. Je me veux fàcher; et t'es une vilaine, toi, d'endurer qu'on te cajole.

CHARLOTTE. Oh! Piarrot, ce n'est pas ce que tu penses. CoMonsieur veut m'épouser, et tu ne dois pas te bouter en colère. PIEKROT. Quement ? Jerni! tu m'es promise.

CHARLOTTE. Ça n'y fait rien, Piarrot. Si tu m'aimes, ne dois-tu pas estre bien aise que je devienne Madame ?

1. Acte II, scène 11.

PIERROT.

- Jerniqué 1 non. J'aime mieux le voir crevée que

de le voir à un autre.

CHARLOTTE. Va, va, Piarrot, ne le mets point en peinc. Si je sis Madame, je te ferai gagner queuque chose, et tu apporteras du beurre et du fromage cheux nous.

PIERROT.Ventrequenne! je gni en porterai jamais, quand tu m'en poyrois deux fois autant. Est-ce donc comme ça que L'escoutes ce qu'il te dit? Morquenne I si j'avois su ça tantost, je me serois bian gardé de le tirer de gliau et je gli aurois baillé un bon coup d'aviron sur la teste 1.

Parlerai-je de M. Dimanche, si déplacé, lui aussi, en Sicile? Le trouvera-t-on trop naïf? Hélas! tant de grands seigneurs payaient leurs dettes comme Don Juan, quoique avec moins d'esprit ! Les scènes analogues se multipliaient, et elles n'ont pas cessé avec le xvn° siècle.

DON JUAN.

M. DIMANCHE.
DON JUAN.

M. DIMANCHE.

DON JUAN.

bien.

M. DIMANCHE.

suis venu...

Allons vite, un siège pour M. Dimanche.

Monsieur, je suis bien comme cela...
Non, je ne vous écoute point si vous n'êtes assis.

Monsieur, je fais ce que vous voulez, Je.......
Parbleu! Monsieur Dimanche, vous vous portez

Oui, Monsieur, pour vous rendre service. Je

DON JUAN.-Vous avez un fonds de santé admirable, des lèvres fraîches, un teint vermeil, et des yeux vifs.

M. DIMANCHE. Je voudrois bien...

DON JUAN.-Comment se porte Madame Dimanche, votre épouse? M. DIMANCHE. Fort bien, Monsieur, Dieu merci.

DON JUAN. - C'est une brave femme.

M. DIMANCHE.

venois...

DON JUAN. porte-t-elle ?

M. DIMANCHE.
DON JUAN.

mon cœur.

Elle est votre servante, Monsieur. Je

Et votre petite fille Claudine, comment se

Le mieux du monde.

La jolie petite fille que c'est ! je l'aime de tout

M. DIMANCHE. C'est trop d'honneur que vous lui faites, Monsieur. Je vous...

DON JUAN. Et le petit Colin, fait-il toujours bien du bruit avec son tambour ?

1. Acte II, scène III.

MPMANCHE.

DON JUAN

Toujours de même Monsieur. Je.....
Et votre petit chi... i Brusipuet

gror de t-il to jors ensi fort, et mord-il toujo irs by a aux jambes les gens qui

ot chez vous ? M. DIMANCHE.

rious ca phi vir. Dox Jray

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Ne vous étonnez pas si je m'informe des nou

y lles de toute la tesilis, car j'y prends beaucoup d'intér`t.

M. DIMANCHE.

DEN JUAN.

.

Yous yous sommes, Monsieur, infinitet i

Touchez donc là, Monsieur Dimanche. Êtes-vous

hip de ms ands?

M. DIMANCHL.

Monsieur, je suis votre serviteur.
DON JUAN. - Parbleu! je suis à vous de tout mon cœur.
M. DIMANCHE. Vous m'honorez trop. Je...
Doy Jeax. -- Il n'y a rien que je ne fisse pour vous.

M. D'MANCE.
DON JUAN.

M. DIMANCHE.
M. is. Mensieur...

Monsieur, vous avez trop de bonté pour mai. Et cela sans intérêt, je vous prie de le croire. - Je n'ai point merité cette grice assurément.

DOY JUAN. Oh cà, Monsieur Dimanche, sans façon, voulezyous souper avec moi ?

M. DIMANCHE. Non, Monsieur, il faut que je m'en retourue

tout à l'heure. Je...

DON JUAN.

Allons, vite un flambeau pour conduire M. Dimanche, et que quatre ou cinq de mes gens prennent des mousquetons pour Fescorter.

M. DIMANGUE. Monsieur, il n'est pas nécessaire. et je m'en irai bien tout seul. Mais...

DON JUAN.

Comment? Je veux qu'on vous escorte, et je m mtéresse trop à votre personne. Je suis votre serviteur, et, de plus, votre débiteur.

M. DIMANCHE, Ah! Monsieur......

DOY JUAN. C'est une chose que je ne cache pas, et je le dis a tout le monde.

M. DIMANCHE.
DON JUAN.

M. DIMANCHE.
DON JUAN.

- Si...

Voulez-vous que je vous reconduise ?

Ah! Monsieur, vous vous moquez. Monsieur... Embrassez-moi donc, s'il vous plaît. Je vous prie encore une fois d'être persuadé que je suis tout à vous, et qu'il n'y a rien au monde que je ne fisse pour votre service 1.

Veut-on voir combien, dans cette scène que les comé

I. Act IV, sc. III.

diens de campagne appelsient « la belle scène » de la pièce, Molière a gardé de réserve et montré de souci de la vérité ? Qu'on lise la variante chargée, la grossière variante qu'en a donnée Champmesté dans sa comédie : les Fragments de Molière.

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Nous venons d'étudier Don Juan comme œuvre littéraire et dramatique; mais nous ne saurions, en terminant, oublier que cette comédie a suscité, elle aussi, des persé cutions, et qu'il y a eu une campagne du Don Juan, épisode de la grande guerre du Tartuffe.

A vrai dire, cette constatation est, an premier coup d'œil,

faite pour étonner. Qui Molière attaque-t-il dans sa pièce? Un libertin qui est en même temps un débauché, qui brave, Dieu, mais qui plus encore brave la morale et les lois. Et . quelle leçon paraît résulter de la pièce? que le libertinage de l'esprit et la perversité du cœur sont naturellement liés, et qu'à se montrer mauvais chrétien on risque fort d'être un méchant homme. Ainsi Molière, en 1665, s'en prenait, semble-t-il, à de tout autres gens qu'en 1664; c'était aux ennemis de ses ennemis qu'il s'attaquait, et, loin d'être une continuation de la lutte entreprise, la pointe qu'il poussait maintenant en était comme le désaveu et la contradiction.

Les dévots cependant ne le voulurent ainsi, et ils eurent pour cela leurs raisons.

pas entendre

D'abord, maintes hardiesses de détail étaient pour • leur inspirer des doutes sur les bonnes intentions de Mohère. Pourquoi le nouveau Don Juan, plus froidement et plus foncièrement incrédule que ses devanciers, étalaitil son impiété avec tant d'élégant cynisme? -- Pourquoi, dans une scène que Dorimon et Villiers n'avaient même, pas esquissée, feiguait-il de s'étonner de la misère d'un

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