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de la terre, l'appropriation personnelle est ce qu'il y a de mieux pour qu'ils soient bons et abondants; c'est pour cela et pour cela seul qu'elle défend le propriétaire foncier. Démontrez que le système d'appropriation qui convient aux fruits de la terre convient aussi aux fruits de l'intelligence, et personne n'y fera d'objection.

Ce côté de la question a une telle importance, que les partisans du juste n'ont pas cru pouvoir le négliger. Il y a là une contradiction que je me permettrai de signaler en passant. Si les droits de l'intelligence sont tellement certains qu'on ne puisse les contester sans être aveugle et privé de sens moral, à quoi bon s'inquiéter des conséquences? Là où de pareils droits sont proclamés, l'intérêt doit se taire. Périssent les lettres, les arts et l'industrie plutôt que la justice.

Mais mettons un instant de côté l'intérêt des auteurs, et demandonsnous quel est le mode d'appropriation des œuvres de l'intelligence qui convient le mieux à l'intérêt public. Aujourd'hui la plupart, tombées dans le domaine commun, peuvent être imprimées par tout le monde sous tous les formats possibles; on en fait des extraits, des analyses; on les traduit, on les travestit, on les met à la portée de toutes les bourses, de toutes les intelligences, de tous les pays, de tous les âges, de tous les sexes; est-ce un bien, est-ce un mal? Je dis que c'est un grand bien, et cela est si vrai que personne jusqu'à présent n'a osé proposer de changer cet état de choses, quoique cela soit très-facile. S'il y a réellement intérêt à ce que les œuvres de Racine et de Corneille soient dans les mains d'un éditeur unique, il y a un moyen bien simple, c'est de mettre en adjudication leur propriété, et de conférer à un éditeur les droits perpétuels qu'il aurait aujourd'hui s'il les tenait de Racine et de Corneille. Nous sortirons alors de ce prétendu chaos où nous sommes aujourd'hui. Dans ces derniers temps, il s'est même présenté une excellente occasion. de faire quelque chose de semblable: une souscription était ouverte en faveur d'une arrière-petite-fille de Racine; en lui donnant la propriété des œuvres de son aïeul, le public aurait pu faire du même coup une bonne action et une bonne affaire. Cependant l'idée n'en est venue à personne. Dieu merci, l'esprit public n'est pas faussé à ce point que tout le monde ne comprenne les immenses avantages de la situation actuelle de cette propriété, et l'obstacle énorme qui serait mis à la propagation et à la diffusion des lumières le jour où les œuvres de l'intelligence deviendraient des propriétés privées. Aujourd'hui, tout le monde, si pauvre qu'il soit, peut avoir une bibliothèque, à la condition de n'y mettre que des chefs-d'œuvre; en fait de bons livres, il n'y a de chers

que ceux des auteurs contemporains. En serait-il de même avec la législation qu'on propose? Évidemment non. L'éditeur d'un livre en fixe le prix, non pas dans le but d'en vendre le plus possible, mais de faire le plus grand bénéfice possible, et, entre ces deux prix, il y a une différence énorme, comme nous le faisions remarquer tout à l'heure. Ne faut-il pas un étrange aveuglement pour dire (M. Victor Modeste, page 262): « Ces prix sont, comme tous autres, sous l'empire d'une

grande loi, notre sauvegarde, celle qui place le plus haut profit du < producteur dans le meilleur marché possible. » Cette grande loi n'est à mes yeux qu'une grande erreur. Si le propriétaire d'un monopole a le même intérêt que le consommateur, pourquoi les économistes demandent-ils la concurrence partout et pour tout; pourquoi demandent-ils non-seulement la concurrence intérieure, mais la concurrence étrangère? Est-ce que les maîtres de forges ne disaient pas aussi qu'ils avaient intérêt à vendre le meilleur marché possible? Je crois inutile, dans ce journal, de démontrer les inconvénients du monopole et les avantages de la concurrence; je ne me suis arrêté sur ce sujet que pour faire voir à quelles conséquences on peut être conduit par un faux principe. J'en ferai autant pour cet autre passage (page 260): « Admettons, dit M. Victor Modeste, que la redevance s'agrandisse; c'est que, grande, importante, on aura intérêt à la payer. Le fer, le blé, et au surplus toutes choses, coûteraient moins sans le fermage du propriétaire foncier! « En vérité, aujourd'hui, après tout ce qui s'est écrit sur la rente de la terre, je me crois dispensé de démontrer qu'elle n'influe pas plus sur le prix du blé que le thermomètre sur la température; c'est un effet du prix, ce n'est pas la cause.

Passons à un autre avantage du communisme en fait de propriété littéraire la conservation certaine et inaltérable des œuvres de l'intelligence.

Je l'ai dit, quand les œuvres sont tombées dans le domaine commun, elles subissent une foule de modifications, de transformations, de mutilations, au gré des éditeurs qui vont au-devant du goût du public plus ou moins éclairé auquel ils s'adressent; mais l'édition originale reste, et le droit qu'a le premier venu de la reproduire textuellement, la conserve et la transmet d'âge en âge. Ainsi M. F. Passy, dans une note (page 85), s'écrie: « Quel service ne rendrait-on pas à M. Michelet

en faisant disparaître de ses livres, si pleins de poésie et de grâce, <<et notamment du dernier, qui les surpasse tous en bien comme en «mal, ce qui choque le goût et blesse les convenances... Mais quelle

<< charmante et utile lecture on pourrait en faire avec un certain nombre « de coups de ciseaux! >>

Ce passage m'inspire deux observations: d'abord, c'est que si notre génération se trouve privée d'une charmante et utile lecture, cela tient uniquement au droit de propriété de M. Michelet, qui paralyse les ciseaux de M. F. Passy. Ce droit nuit donc à l'intérêt public, puisqu'il ajourne à de longues années la mutilation salutaire dont les œuvres de cet écrivain auraient besoin, suivant M. Passy, auquel, bien entendu, je laisse toute la responsabilité de son appréciation littéraire. Le communisme immédiat aurait donc du bon. Voyons ses avantages pour l'avenir.

<< Un mauvais livre, dit M. Passy (page 85), resté la propriété d'une << famille, sera probablement, un jour ou l'autre, répudié par elle; qui << oserait y trouver à redire, et qui soutiendrait qu'il n'eût pas mieux << valu pour Piron, pour Voltaire, pour Parny, pour Béranger même, «<et pour bien d'autres, qu'une main soucieuse de leur honneur, parce qu'il eût été le sien, eût pu retrancher, de celle de leurs contempo<< rains et de la mémoire de la postérité, telle ou telle partie innomable << de leurs œuvres trop complètes. >>

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Mais, je le répète, le travail que demande M. Frédéric Passy se fait et ne peut se faire que pour les œuvres tombées dans le domaine commun. Les yeux les plus chastes peuvent lire Lafontaine et Voltaire. Il y a des éditions de Racine épurées, où la tragédie de Phèdre est réduite au récit de Théramène, où les autres sont plus ou moins mutilées, où le vers si connu des Plaideurs est remplacé par cette variante :

Ils ont mouillé partout.

Monsieur, voyez nos larmes!

Si M. Passy veut lire un Gil Blas expurgé de l'épisode de l'archevêque de Grenade et de beaucoup d'autres, il en est le maître; mais, enfin, il y a en France un certain nombre de lecteurs qui veulent lire les Plaideurs et Gil Blas comme Racine et Lesage les ont écrits. Je serais désolé qu'on gênât en rien la liberté des ciseaux, à une condition cependant, c'est qu'on respectera la liberté de ceux qui n'en veulent pas user.

M. Frédéric Passy suppose que les œuvres littéraires resteront toujours dans la famille des auteurs; mais elles n'y resteront pas plus que les champs et les maisons. Elles subiront forcément toutes les mutations et transmissions des propriétés ordinaires auxquelles on veut les assimiler. D'ailleurs, qu'importe ! les hasards de l'hérédité directe ne suffisentils pas pour faire craindre une mutilation ridicule ou une destruction par

tielle ou complète ? M. F. Passy parle d'un mauvais livre; mais qu'est-ce qu'un mauvais livre ? C'est celui qui est contraire à nos idées économiques, religieuses, politiques ou littéraires. Et comme nous avons tous à ce sujet des idées différentes, il est évident qu'avec la succession des temps et de coups en coups de ciseaux, tous les chefs-d'œuvre de l'intelligence finiraient par disparaître. Ce domaine commun est donc la sauvegarde de leur conservation, de leur immortalité; et tous les auteurs qui ont le sentiment de leur valeur doivent désirer que leurs œuvres soient mises à l'abri des attentats d'un éditeur inintelligent ou passionné.

Cependant le droit de destruction est formellement réclamé pour les propriétaires des œuvres littéraires, et mes adversaires ne reculent devant aucune de ses conséquences. « Ce droit, dit M. Victor Modeste, on l'accorde, on le maintient à toutes les propriétés possibles, et cela par une bonne raison, c'est que sans lui il n'y a pas de propriété... parce que la fin de la propriété, en dernière analyse, c'est la con« sommation, et que toute consommation est une destruction. » M. Modeste confond ici dans une loi commune des richesses qui doivent être au contraire distinguées sous le rapport de l'effet que produit sur elles la satisfaction de nos besoins ou de nos désirs. Il y en a, en effet, dont on ne peut jouir qu'en les détruisant (les comestibles et les combustibles, par exemple); il y en a d'autres, au contraire, dont on peut jouir indéfiniment sans les détruire; les œuvres intellectuelles sont dans ce cas. De ce que la loi permet la destruction des premiers, il ne s'ensuit pas qu'elle doive permettre la destruction des autres. Elle ne pouvait interdire la destruction des unes sans en interdire l'usage; ici l'usage et la destruction non-seulement sont séparables, mais la destruction nuit à l'usage. Il est vrai, cependant, que la loi ne défend pas de démolir sa maison, qu'on peut laisser son champ inculte et son usine en chômage; cela tient à ce que, contre ces rares abus, la société a une garantie très-puissante, l'intérêt personnel du propriétaire, et que, pour les empêcher, la société serait obligée de prendre des précautions plus onéreuses que ces abus ne lui sont nuisibles. C'est une observation que ne font pas les personnes qui demandent le droit illimité de tester. Elles disent Vous accordez au propriétaire pendant sa vie le droit absolu de disposer de ses biens; pourquoi l'empêcher de faire après sa mort ce qu'il aurait pu faire pendant sa vie? C'est qu'alors la garantie du bon usage manque, et que, n'étant plus retenu par son intérêt personnel, d'accord avec l'intérêt général, le propriétaire pourrait se livrer à des excentricités posthumes contraires à l'intérêt public.

Il n'y a pas dans la société de droit de propriété absolu; toutes les fois que l'intérêt public se manifeste, la loi intervient pour limiter, circonscrire le droit individuel. Hier on avait le droit de battre son cheval ou son chien, aujourd'hui on ne l'a plus. La loi Grammont est-elle un attentat à ce droit sacré de propriété antérieur à toute loi?-S'il est une propriété naturelle incontestable au monde, c'est celle de la personne. Eh bien! cette propriété, comme toutes les autres, est limitée par la loi. Vous avez besoin d'une somme d'argent pour sauver votre honneur ou celui de votre père, vous allez trouver un homme riche, vous lui dites Donnez-moi cette somme, et vous aurez sur moi tous les droits que vous avez sur votre cheval, en un mot, je serai votre esclave. La loi ne ratifiera pas ce marché. Vous pouvez vendre votre champ, vous ne pouvez vendre votre personne; vous avez sur votre champ des droits que vous n'avez pas sur vous-même. La propriété personnelle est donc, comme toutes les autres propriétés, limitée, réglée par l'intérêt public.

Je reviens à l'œuvre intellectuelle. J'ai fait voir que, pour cette nature particulière de richesse, abstraction faite de l'interêt de l'auteur, ce qui convenait à l'intérêt public, c'était le communisme. Voyons maintenant l'intérêt des auteurs. Leur but est double aujourd'hui la gloire et le profit, Avant l'imprimerie, ils ne pouvaient guère prétendre qu'au premier, et on doit dire à leur honneur que cela n'a pas empêché beaucoup de chefs-d'œuvre de voir le jour. Quant à ce premier but, remarquons que le communisme, loin de lui nuire, le sert admirablement, puisque, traduites, analysées, épurées, il met les œuvres intellectuelles à la portée du plus grand nombre. Ainsi la renommée, la gloire, la propagation des idées, des doctrines, enfin toute la partie immatérielle du salaire de l'auteur est certainement augmentée. Voyons maintenant la partie matérielle. On réclame au nom de sa dignité et de son indépendance; on veut qu'il ne soit plus obligé de se donner à un patron. On s'en prend à la législation de sa pauvreté et de celle de ses enfants; on est scandalisé de ce que le fils du grand Corneille vende des livres, et celui de Shakespeare de la bière, de ce que Jean-Jacques Rousseau copie de la musique, et Spinoza fasse des lunettes. En vérité, il est difficile de se montrer plus hommes de lettres et moins calculateurs que ne le sont les partisans de la propriété littéraire. C'est ici une considération de pure arithmétique. Qui ne sait que la valeur actuelle d'une somme diminue d'une manière effrayante avec l'éloignement de son échéance? Je parle ici d'une somme fixe, certaine; mais, pour les œuvres littéraires, il s'agit d'une somme non

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