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d'emploi qui veut toucher, avant de mourir, à ces rôles qu'elle appelle des rôles de son emploi — les rôles de l'emploi de mademoiselle Mars! Ainsi nous avons vu par hasard, et pour de rire, comme disent les enfants, une comédienne à coup sûr intelligente, habile et bien posée, aborder le rôle de Sylvia; mademoiselle Anaïs était cette comédienne hardie; en vain elle se cachait sous les habits de Sylvia, en vain sous les habits de Lisette, aussitôt la supercherie était évidente un bout de ruban, un coin du sourire, un accent de la voix, un geste, un mot, que saiton? et la ruse aussitôt sautait aux yeux des spectateurs les mieux prévenus.

Ce n'est pas là Lisette, se disait-on de toutes parts, la Lisette souveraine et qui porte la cornette à la façon des reines leur couronne ! Ce n'est pas la fière et fine Sylvia que Marivaux a si bien taillée dans la chair fraîche, tout exprès pour intriguer, désoler et énamorer le beau Dorante; nous avons, tout bonnement, sous les yeux, une petite pensionnaire du Conservatoire qui s'amuse à chantonner ce beau rôle, nous avons mademoiselle Anaïs dans ses jours d'espièglerie et de malice. Elle a voulu nous tenter, la méchante! Et voyez le danger!

Si par hasard nous nous étions avisés de la trouver tant soit peu supportable dans ce beau rôle, alors comme elle se serait moquée et de nous et d'elle-même! Il me semble que je l'entends d'ici qui rit à gorge déployée, et qui dit à mademoiselle Plessis, sa digne camarade : « Figure-toi, ma chère (au Théâtre-Français, c'est l'usage, le fraternel toi descend et ne remonte pas, la plus ancienne dit toi à la plus jeune, et la plus jeune lui dit vous), figure-toi, ma chère, qu'ils y ont été pris; ils ne m'ont pas reconnue dans le rôle de Sylvia; ils se sont parfaitement contentés de ma petite personne mignonne, de ma petite voix criarde, de mon petit regard agaçant; ils ont battu des mains; sois donc tranquille, puisqu'ils m'ont prise pour Sylvia, toi-même tu peux représenter, demain, la Célimène du Misantrope. Je t'ai fait là un beau pont, ma chère. » Elle eût parlé ainsi, et se fût moquée à son aise, et mademoiselle Plessis en eût été bien contente; malheureusement, le public, qui n'est pas toujours si bête qu'il en a l'air, découvrit la supercherie; il reconnut tout de suite mademoiselle Anaïs, sous ses habits d'emprunt, et lais

sant là mademoiselle Anaïs et sa camarade, il se mit à regretter, tout haut, la vraie, la seule vivante et la seule élégante Sylvia, la charmante fille, quand elle était à la fois la Sylvia de Marivaux et de mademoiselle Mars!

Un peu plus loin, à deux chapitres d'ici, vous retrouverez Marivaux; il a été pour le feuilleton un texte inépuisable et le sujet d'une profonde étude. Le feuilleton devait tenir à cette gloire, elle était un peu en famille chez nous; M. Duviquet, mon prédécesseur et mon maître, l'avait adoptée avec la bonhomie et le zèle qu'il portait dans toutes les choses qu'il aimait. Il a publié une bonne édition des OEuvres de Marivaux, avec des notes et des commentaires, où se rencontre, au plus haut degré, le calme bon sens et l'intelligence du critique.

A ce propos, M. Duviquet me disait souvent : - « Ayez soin de Marivaux, continuez mon œuvre, et votre piété filiale aura sa récompense! Il faut cultiver, croyez-moi, ces esprits ingénieux et féconds, ils sont d'un grand profit à la critique, et bientôt elle finit par y découvrir toutes sortes d'aspects inattendus. Qui veut parler longtemps au public doit s'habituer à tirer le meilleur, et le plus grand parti possible d'une idée heureuse, et c'est en ceci que Marivaux excellait. Parlez-moi, pour faire un journal qui soit durable, d'un écrivain habile à faire une lieue ou même deux lieues, sur une feuille de parquet. Les uns et les autres, nous avons un certain espace à remplir, et puisque chaque année apporte au journal une dimension nouvelle, il faut nous préparer de bonne heure à remplir ces espaces inattendus. De notre temps, le journal était de moitié moins grand que du vôtre, et du temps de Geoffroy tout le feuilleton d'aujourd'hui ne serait pas entré dans la feuille entière. Il faut prendre son temps, il faut obéir à l'heure présente, il faut étudier les écrivains les plus habiles à nous fournir les développements du style et de la passion. La colère d'Achille habilement ménagée

Remplit abondamment une Iliade entière. »

« De Marianne, disait-il encore, on pouvait faire une agréable nouvelle; Marivaux a fait, de l'histoire de Marianne, un livre en deux tomes. C'est à l'écrivain qui écrit, chaque jour, qu'il convient (la langue étant saine et sauve) de ménager son sujet. La

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belle avance, si M. de La Rochefoucauld écrivait ses Maximes pour remplir les pages dévorantes d'un journal; dans un journal convenablement rempli, Candide et la Chaumière indienne feraient à peine un déjeuner de soleil! En un mot, c'est une grande habileté, pour nous autres, les journalistes de ce siècle exposé aux tempêtes, d'arriver au cherché, au rare, au curieux, au précieux. Un journal bien fait aurait à choisir aujourd'hui entre l'Oraison funèbre de Henriette d'Angleterre et le Doyen de Killerine, il prendrait le Doyen de Killerine. Le génie à sa place est une grande chose; en revanche, l'esprit à sa place est une chose utile et de bon aloi. On ne fait pas un paysage, on ne fait pas un journal avec un éclair; l'éloquence, au milieu de nos grands papiers, ressemblerait à cette dame patricienne obligée, un jour de fête, de danser avec des affranchis. Laissons l'éloquence au fond du nuage qu'elle éclaire, et contentons-nous de l'esprit, des belles grâces et des charmants remplissages, qui en sont la menue et courante monnaie, sans nous épouvanter du reproche que les niais adressent aux honnêtes gens Bon! disait-il, c'est si facile de courir après l'esprit. »

« Courir après l'esprit! N'être pas naturel! disait aussi M. Duviquet, laissez dire les envieux; ceux-là ne courent pas après l'esprit, ils savent très-bien que l'esprit a sur eux de grandes avances, et qu'il ne se laisse guère attraper par le premier venu. Les gens qui se vantent d'écrire sans peine, et qui se félicitent de ce style naturel, ne voient pas qu'il n'y a guère de quoi se vanter, comme on dit, et que ce beau style si peu coûteux, leur arrive de ce qu'ils ignorent absolument les rares et difficiles conditions de l'art et du talent; ils sont naturellement et très-naturellement absurdes, vulgaires, plats, ennuyeux et ennuyés. M. Jourdain et sa prose appartiennent à cette catégorie, ainsi que les faiseurs de bouts rimés. Méfiez-vous de cette abondance stérile et de ce naturel du terre à terre, et songez, quand vous écrivez, non pas au lecteur de rencontre, qui vous lit au hasard, en attendant sa Belle ou l'ouverture de la Bourse, mais au lecteur honnête homme, amoureux de la forme et bon juge du style; à cet homme dont la voix compte, et dont le jugement est un arrêt, il faut plaire avant de plaire à tout autre; il faut qu'il vous estime et qu'il vous aime; il faut qu'il croie en votre esprit, qu'il se fie à votre goût et qu'il

honore votre bon sens. Or, ces choses-ci ne s'obtiennent qu'à force de zèle et de probité, dans un travail acharné de chaque jour. Encore une fois, lisez les modèles, et tenez-vous aux modèles. Quant à se recrier à propos de Marivaux, contre ce grand crime que le bourgeois appelle un marivaudage! ce mot nouveau est en effet un des titres de ce charmant écrivain. Toutes les fois qu'un écrivain donnera son nom à une manière, à un style, tenez-vous pour assuré que c'est un écrivain original. Marivaudage est resté, parce qu'en effet Marivaux est resté. »>

Ainsi parlait mon maître, au nom même de la nature ! La nature! voilà encore le grand cri des écrivains de pacotille. On a écrit et débité de grandes sottises au nom de la nature. Va donc pour la nature, et cependant respectons l'art, il a ses droits et ne peut rien gåter. Quand donc un écrivain nous charme et nous attire, n'allons pas faire comme cet amant dont parle Marivaux :

Un jeune homme à l'humeur douce, aux tendres manières, aimait une jeune demoiselle pour sa beauté, pour sa sagesse; surtout ce qui charmait notre amoureux, c'étaient l'abandon et la naïveté de cette belle fille. Elle n'avait aucun souci de plaire, elle était belle sans y prendre garde; assise ou debout, elle était charmante et semblait n'y entendre aucune finesse. Notre jeune homme s'estimait bienheureux d'être aimé d'un objet si innocent et si aimable.

Malheureusement, un jour, le galant venant de quitter sa belle, s'aperçut qu'il avait oublié son gant, et il revint sur ses pas. O surprise! L'innocente fille était occupée à se regarder dans un miroir, et elle s'y représentait elle-même, à elle-même; parlant et souriant à sa personne, dans les mêmes postures tendres et naïves qu'elle avait tout à l'heure avec son amant. Dans ces airs étudiés avec tant de soin, la dame en adoptait quelques-uns, en rejetait quelques autres: c'étaient de petites façons qu'on aurait pu noter, et apprendre comme on apprend un air de musique. Que fit notre galant? Il s'en tira comme un sot, par la fuite; il ne vit dans cette perfection qu'un tour de gibecière, et il eut peur d'être une dupe. Eh! malheureux ! c'était cette aimable fille qui était une dupe de se donner tant de peine, pour te retenir dans ses liens!

CHAPITRE II

Le Feuilleton de 1830 et années suivantes parlait souvent de la comédienne unique et charmante, mademoiselle Mars; c'est qu'à entendre parler de cette femme adorée, le public, inconstant d'habitude, ne se lassait pas! Elle, cependant, à mesure qu'elle avançait vers la borne fatale, elle redoublait de zèle et d'ardeur. Qui le croirait? elle était exposée à des outrages sans pitié! Ce sera l'honneur de la critique d'avoir protégé et défendu, obstinément, cette illustre artiste; tant sur la fin de sa vie elle avait peine à se défendre .contre les impatients qui se fatiguent d'entendre dire « Aristide est juste, »> - ou bien : « Mademoiselle Mars est la plus grande artiste de son temps! » A propos d'une insulte sans nom qui fut faite à notre chère artiste, le feuilleton parlait ainsi :

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<< Est-il besoin de vous rappeler que nous touchons aux dernières représentations de mademoiselle Mars? Le sort en est jeté ; elle a déclaré, il y a dix mois, que dans un an elle prendrait congé de ce parterre qui l'a tant aimée, et comme elle a dit, elle fera.

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