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pense du régime impérial. J'emploierai, si vous le permettez (oui, oui, parlez), une forme qui n'aura rien d'académique. J'esquisserai rapidement devant vous le scenario d'une petite comédie que nous appellerons, si vous le voulez bien, les Espagnols en Danemark. (Ecoutez ! écoutez !) - La scène, messieurs, se passe en 1808, dans l'île de Fionie, où Napoléon a envoyé les troupes espagnoles mises à sa disposition par le roi Charles IV. Le marquis de la Romana, qui les commande et qui vient d'apprendre les événements de Madrid du 2 mai 1808, cherche le moyen de faire embarquer ses soldats pour l'Espagne, afin d'aller, à leur tête, grossir les rangs des défenseurs de l'Indépendance. Il a pour complices, dans la poursuite de son patriotique dessein, Juan Diaz, son aide de camp, et sir John Wallis, officier de la marine anglaise, à qui je fais jouer le rôle le plus noble et le plus généreux.

M. DE BOISSY.

Je proteste. Je n'accorderai jamais qu'un enfant de la perfide Albion puisse jouer un beau rôle. Pour moi, en ce monde- ci comme dans l'autre, je ne cesserai de demander qu'une armée française traverse la Manche et fasse une descente en Angleterre. Ce jour-là, encore bien que je ne sois plus que l'Ombre de moi-même, je m'enrôlerai en qualité de tambour.

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M. ÉMILE AUGIER, à son voisin.
Voyez-vous ce brave marquis
Ne rêvant que peuples conquis,
Ne trouvant pas la Manche large,
Et qui, pour mieux battre la charge,
S'exerce la nuit et le jour

A frapper l'ombre d'un tambour,
Comme un timbalier en goguette,
Avec l'ombre d'une baguette.

M. TROPLONG.

Veuillez continuer, monsieur Mérimée.

M. MÉRIMÉE.

En regard de sir John Wallis et des deux officiers espagnols, j'ai placé, pour représenter le régime napoléonien, quatre Français: le chargé d'affaires du gouvernement de l'Empereur, le baron Achille d'Orbassan, un sot et un lâche; Madame Leblanc et sa fille, qui appartiennent toutes les deux à la police impériale; enfin, Charles Leblanc, chevalier de la Légion d'honneur, lieutenant des grenadiers de la garde, un brave auquel La Romana et Juan Diaz ont sauvé la vie à Friedland, et qui, pour leur témoigner sa reconnaissance, imagine la combinaison suivante : Le baron d'Orbassan invitera le général Romana avec tout son état-major à dîner, et, au dessert, proposera la santé de l'Empereur. A ce signal, les grenadie rs de la garde entre

ront dans la salle et coucheront en joue tous les Espagnols. Leblanc prendra le général au collet, et si lui ou les siens font des façons pour se rendre, d'Orbassan et le lieutenant de la garde impériale se jetteront sous la table, et les grenadiers feront un feu de file. Après quoi, on barricadera les portes, et si des Espagnols viennent au secours de leur général, Leblanc et ses hommes tueront tous leurs prisonniers. Madame Leblanc, élevée à l'école de Fouché, propose de recourir simplement à l'arsenic et d'empoisonner La Romana et tous les officiers de son état-major. Ce procédé ne laisse pas de sourire assez au diplomate, élevé à l'école de Talleyrand. Cependant le plan du lieutenant de la garde, élevé à l'école de l'Empereur, finit par obtenir la préférence; il reçoit même un commencement d'exécution, et ne manque son effet que parce que Mademoiselle Leblanc trahit le secret de son frère. Ainsi finit ma comédie. Excusez les fautes de l'auteur ('). (Applaudissements.) — Je vous remercie de vos applaudissements, mes chers collègues, et je les ai peut-être mérités en ne négligeant aucune occasion de tourner en ridicule, dans ma pièce, le système impérial, le blocus continental, les bulletins de la Grande Armée et les victoires du Grand Homme. (Rires d'approbation.)

(1) Voyez dans le Théâtre de Clara Gazul, par M. Prosper Mérir ée, les Espagnols en Danemark.

M. SAINTE-BEUVE.

C'est une justice, en effet, que nous devons rendre à notre éminent collègue. « Quand il a abordé dans ses écrits le règne de Napoléon, ç'a été la critique et l'ironie qui ont prévalu; il nous a peint des lieutenants de la vieille armée espions, des jeunes fils de famille bonapartistes grossiers, et sa sublime Prise d'une redoute n'est que le côté lugubre de la gloire militaire. On n'est pas moins chauvin que M. Mérimée (1). »

Assurément.

M. MÉRIMÉE.

M. TROPLONG.

Messieurs, si personne ne demande plus la pa

role...

M. LE BARON CHARLES DUPIN.

Pardon, monsieur le président, je l'ai demandée au moment où M. Sainte-Beuve...

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Messieurs, notre honorable et illustre collègue, M. Sainte-Beuve, disait tout à l'heure que les guerres de Bonaparte étaient insensées. A l'appui

(1) Article de M. Sainte-Beuve dans le Globe, janvier 1831

de cette vérité, trop longtemps méconnue, je désirerais apporter quelques chiffres, car je ne sais rien, pour ma part, qui soit plus éloquent: Et mundum regunt numeri.

M. NISARD ET M. DE SACY.

Très-bien! très-bien !

M. LE BARON CHARLES DUPIN.

«< De 1803 à 1815, douze campagnes nous ont coûté près d'un million d'hommes, morts sur les champs de batailles ou sur les grandes routes, ou dans les hôpitaux : nous avons dépensé pour cela six milliards... Deux invasions étrangères ont détruit ou consommé sur le sol de la vieille France, pour quinze cents millions de matières premières ou de produits, de maisons, d'ateliers, d'instruments, d'animaux, indispensables à l'agriculture, aux fabriques, au commerce. Et pour prix de la paix, notre patrie s'est vue condamnée à payer quinze cents autres millions. Voilà donc, en douze années, neuf milliards de francs enlevés à l'industrie productive de la France, et perdus pour jamais. Nous voilà dépossédés de toutes nos conquêtes, et deux cent mille étrangers campent sur notre territoire (1). » (Plusieurs voix à gauche : C'est vrai ! C'est vrai !)

(1) Forces productives et commerciales de la France, par le baron Charles Dupin, 1827. Introduction, pages 3 et 4.

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