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M. DE TILLANCOURT.

Il me l'a dit, et il ne tient qu'à vous de devenir l'un des Quarante, ce qui est plus flatteur, après tout, que d'être l'un des sept cent cinquante. Nos discours seront depuis longtemps oubliés, que l'on se souviendra encore de vos comédies. Le vrai Courage surtout,-j'aurai celui de vous le dire en face, est tout uniment un chef-d'œuvre.

M. GLAIS-BIZOIN.

Tillancourt, vous allez trop loin.

M. DE TILLANCOURT.

Oui, un chef-d'œuvre! Cinq ans se sont écoulés depuis que j'ai vu jouer votre pièce, à Genève,c'était en 1866,-et je me rappelle encore les noms de tous les personnages: le général de SaintPotain, l'amiral de Saint-Potain, le capitaine de Saint-Potain, Valentin de Saint-Potain et Clorinde de Saint-Potain. Rien que des Saint-Potain. Vous avez observé, non-seulement les unités de temps, de lieu et d'intérêt, mais encore l'unité de famille. Aux trois unités, si audacieusement foulées aux pieds par Victor Hugo et son école, vous en avez ajouté une quatrième! Vous êtes le dernier des classiques, ô Bizoin!

M. GLAIS-BIZOIN.

Je ne sais si vous pensez comme moi, Tillancourt; mais je n'ai jamais compris que l'on pût nier l'infaillibilité...

M. DE TILLANCOURT.

Comment, Glais-Bizoin, vous êtes infaillibiliste? Vous !

Crémieux, qui l'eût dit? Fourichon, qui l'eût cru?

M. GLAIS-BIZOIN.

Je ne parle pas de l'infaillibilité du pape, à laquelle je n'ai garde de croire...

M. DE TILLANCOURT.

A la bonne heure!

M. GLAIS-BIZOIN.

Je veux parler de l'infaillibilité d'Aristote. Quand je songe qu'il s'est trouvé des gens assez fous pour la méconnaître, pour la repousser avec mépris!

M. DE TILLANCOURT.

Ce malheureux Hugo est allé jusqu'à traiter Aristote de borne! Je montai, dit-il quelque part, je montai sur la borne Aristote (1).

M. GLAIS-BIZOIN.

Le misérable! (Bas.) Il a obtenu à Paris plus de 200,000 voix, tandis que moi... (Haut.) Il s'est insurgé contre toutes les règles; il a révolutionné la langue; ses vers ont chanté la Carmagnole et dansé le Ça ira. Il a traîné dans la boue François Ier, le roi chevalier. De Marion Delorme à

(1) Les Contemplations, 1, 32.

Ruy-Blas, pas une de ses pièces où il n'ait insulté la royauté !

M. DE TILLANCOURT.

J'admire, Glais-Bizoin, comme vous voilà devenu royaliste !

M. GLAIS-BIZOIN.

Eh! non, je ne le suis point. Mais vous comprenez, Tillancourt, que si c'est un devoir d'attaquer les rois à la tribune, dans la presse ou dans la rue, au théâtre c'est bien différent. Chasser la royauté des Tuileries est une belle et grande chose; mais, sur la scène du Théâtre-Français, méconnaître le caractère sacré des princes, outrager en vers la majesté royale, quel crime abominable!... Pour moi, je l'avoue, je tiens les romantiques pour mes pires ennemis, et, s'il faut vous le dire, en 1830, j'en voulais beaucoup moins à Charles X pour avoir publié les Ordonnances, que pour avoir autorisé la représentation d'Hernani. Aussi, le soir de cette fameuse première représentation, comme je m'en suis donné! (Il se frotte les mains.) Ai-je sifflé, mon Dieu ! ai-je sifflé !

M. DE TILLANCOURT.

Et vous en aviez le droit, Glais-Bizoin. Y a-t-il rien, en effet, dans le théâtre de ce Victor Hugo, qui vaille votre grande scène du chien enragé : cette scène ne sortira jamais de ma mémoire. Je crois y assister encore. C'est au second acte, n'estce pas ?

M. GLAIS-BIZOIN.

Oui, mon excellent ami, acte II, scène VII.

M. DE TILLANCOURT.

Je vois encore le chien traversant le fond du théâtre. J'entends Clorinde de Saint-Potain qui s'écrie, à la cantonade : << Monsieur La Bouvardière! Ah! ciel! le chien est à ses talons! il s'accroche aux branches d'un arbre penché sur le ruisseau; l'arbre plie, Lantara le touche !... » (1)

(Depuis quelques instants, un grand nombre de députés sont venus se grouper autour de MM. Glais-Bizoin et de Tillancourt, et les ont écoutés avec une curiosité toujours croissante. Les plus jeunes sont ébahis.)

M. GLAIS-BIZOIN, se tournant vers eux.

Lantara, c'est le nom du chien.

M. DE TILLANCOURT, continuant.

<< Monsieur La Bouvardière ! il est tombé dans l'eau ! Le chien s'y précipite. Le malheureux ! il est perdu! Sauvez, sauvez cet homme! Au nom de Dieu, secourez-le ! » Et ici on entend un grand cri, je l'entends encore. Clorinde tombe évanouie sur un siége et, en tombant, elle s'écrie: << Ah! c'est trop horrible à voir! »> Le chien reparaît alors sur la scène et secoue ses poils mouillés, pendant que les spectateurs applaudissent avec rage.

(1) Le vrai Courage, comédie en trois actes et en prose, par A. Glais-Bizoin, député. Acte II, scène vii.

(Les députés, de plus en plus nombreux, se pressent autour de M. de Tillancourt et de M. Glais-Bizoin. Une émotion profonde est peinte sur tous les visages.)

LE MARQUIS D'ANDELARRE.

Continuez, Tillancourt, je vous en prie.

M. DE TILLANCOURT.

Lorsque Clorinde de Saint-Potain revient de son évanouissement, le chien a quitté la scène; le spectateur ne le voit plus, mais il entend Valentin de Saint-Potain qui s'écrie, toujours à la cantonade : « Je le vois, je le vois ! L'animal est enragé, c'est évident. Sa gueule est toute blanche d'écume. Si La Bouvardière quitte les bords du ruisseau, il est perdu; mais non, il saute de l'autre côté. Bien! très-bien ! bonne manœuvre ! Le chien s'élance..... il est tombé dans l'eau, il atteint la rive opposée. La Bouvardière saute sur l'autre. Bravo! continuez, La Bouvardière, je suis à vous... » Le capitaine saisit une épée et sort précipitamment. Clorinde reprend sa place et s'écrie...

LE MARQUIS D'ANDELARRE, avec émotion.

Toujours à la cantonade.

M. DE TILLANCOURT.

Précisément, monsieur le marquis. Voici les paroles de Clorinde; elles ne sortiront jamais de ma mémoire : « Valentin! Valentin! Il ne m'écoute pas.... Il court vers La Bouvardière, qui lui fait des signes de détresse; il le rejoint et l'aide à

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