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La scène est dans une ville de Province, chez les demoiselles Valmont. Il est environ dix heures du matin.

Le théâtre représente une salle basse: on y voit une table, un canapé, et un petit métier de tapisserie tendu.

SCÈNE I.

Julie, seule; elle est assise, et achève un bonnel.

Julie, (travaillant sans la regarder) Fanchon, ma sœur, est-elle éveillée ?

Fanch. Oui, mademoiselle, je viens de lui porter son chocolat. Il faut pourtant que je sois bien Jul. (levant les épaules) Dans complaisante! Mademoiselle Vic-son lit sans doute? (Regardant torine dort à son aise la grasse ma-Fanchon) Qu'as-tu donc à pleutinée, et je la passe, moi, à monter rer?

son bonnet. Ma tapisserie n'a- Fan. Si je pleure, c'est que j'en vance point pendant ce temps-là. ai sujet : depuis vingt ans que je La pauvre fille! depuis qu'elle sait sers dans la maison, et sans reproqu'un de nos oncles nous a légué che, Dieu merci, me voir donner cent mille écus, et que cette somme comme cela mon congé ! cela n'est arrive sur un vaisseau, la tête lui guères gracieux. en tourne; elle ne songe qu'à se donner des airs; elle imagine mille manières de dépenser cet argent, Fanch. Et mais, c'est mademoitoutes plus extravagantes les unes selle votre sour: à présent, qu'elle que les autres. Reprenons notre dit qu'il lui est venu de l'autre ouvrage. (Elle s'approche du mé-monde de quoi faire la grosse dame, tier de tapisserie et travaille.)

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Jul. Ton congé ! et qui te con

gédie?

elle ne veut plus de mon service; il lui faut une femme de chambre.

Jul. Ma sœur est une folle. Elle prendra, si elle le veut, une femme de chambre; mais, pour moi, je te Mademoi-retiens, entends-tu ? tu seras à mon service.

Fanch. Bon! Je ne servirai donc réponds: imagine-toi, ma petite plus que vous ? soeur, que notre vaisseau était aJul. Oui! Fanchon, moi, moi rrivé chargé de richesses immenses. seule. J'étais là présente, comme tu dois

Fanch. Ah! que je suis conten-bien penser: oh! ma chère sœur, te! Tenez, ina bonne demoiselle, quel plaisir! jamais, jamais on n'a si je pleurais, c'était de vous qui-vu tant d'or. Le vaisseau en était tter; car vous êtes si douce, si rempli. Et puis, c'était la mine bonne ! des gens du vaisseau, matelots, et

Jul. C'est bien Fanchette; va, passagers, qu'il fallait voir! Mon retourne-t-en dans la cuisine; fais or et moi nous partagions leur adbien ton ouvrage, tu n'auras affaire miration et leur respect. Dieu sait qu'à moi. avec quel air de dignité je souteFanch. Mademoiselle votre sœur nais cependant mon nouveau rôle ! m'avait donné bien des commi- Enfin, j'étais sur le point de fendre ssions; mais je ne les ferai qu'avec la presse de ces importuns, et de votre permission. faire enlever ma fortune

Jul. Quelles sont ces commi- Jul. Lorsque tu t'es éveillée, n'est-ce pas ?

ssions?

Fanch. Ah! ma foi! il y en a Vict. Oui, cette misérable Fantant, tant que je ne m'en souviens chon a ouvert la porte de ma champlus; elle les a toutes griffonnées bre, et je me suis éveillée en sursur ce morceau de papier-là. (Elle saut. Oh! je crois que je l'aurais donne un papier.)

battue.

Jul. Donne; je crois que voilà Jul. Effectivement, il est désaqui contient de jolies choses!-gréable de se réveiller en pareille (Elle lit): Passer chez Jolibois, et circonstance; si j'étais que de toi, lui demander où en sont mon ca-j'irais me recoucher pour achever rrosse et mes deux Berlines doublées mon rêve. de velours d'Utrecht:

Vict. Ne pense pas rire ; j'étais Chez M. Jacquinot, procureur, si contente que je souhaiterais de et le prier d'arrêter pour moi le tout mon cœur pouvoir dormir ainsi prix de la maison de Beauregard toute ma vie.

Chez M. Doré, joaillier, &c. Oh! Ciel! que d'extravagances! ma pauvre sœur a tout-à-fait perdu l'esprit.

SCÈNE III.

Victorine, Julie, Fanchon.

Jul. (à Fanchon) Fanchon, allez dans votre cuisine.

Fanch. J'avais oublié de demander le bonnet de mademoiselle Victorine.

Jul. La voilà elle-même pour le demander.

tu

Vict. A propos de mon bonnet, ne l'as sûrement pas encore monté, ma petite sœur? Et bien, Victorine entre en déshabillé. laisse-le là pour le moment, je t'en Bonjour, ma petite sœur ; que je te prie.

conte le rêve le plus charmant.

Jul. Pourquoi done? Tu me

Jul. Oui, je crois, ma foi! que pressais tant!

tu rêves de belles choses?

Vict. Bon! ne vois-tu pas que je

Vict. (avec transport) Je t'en ne puis plus mettre une pareille

guenille; la dentelle n'en vaut que Fanch. J'attends la fin de votre six francs; on doit m'en apporter rêve, mademoiselle; il est si joli! dans l'instant à quatre Louis. Vict. Mais, voyez cette impertiJul. A quatre louis! nente! vous devriez, ma bonne, Vict. Oui, ma bonne amie ; j'en nous avoir déjà dispensées d'entenprendrai pour le bonnet, et pour dre ici vos sots propos. Ne vous deux paires de manchettes à trois avais-je pas dit que nous n'avions plus besoin de vos services?

rangs.

Jul. Bon Dieu! tu prendras!- Fanch. Aussi mes services ne Et où prendras-tu de quoi payer vous regardent-ils plus. Je n'aptout cela? Nos revenus sont modi-partiens qu'à mademoiselle votre ques, et jamais notre tuteur ne sœur; à elle seule, afin que vous le voudra donner cet argent-là. sachiez.

Vict. Ne t'inquiète pas, va, j'ai bon crédit,

Jul. Je le veux; mais encore en faudra-t-il venir à s'acquitter?

Vict. Oui, mais ces cent mille écus qui nous viennent du legs de] notre oncle, nous ne sommes, j'espère, que deux pour les partager: penses-tu que ce ne soit pas bien

Jul. Fanchon, encore une fois, allez à votre cuisine.

(Fanchon sort en fesant la mine à Victorine.)

SCENE IV

Julie, Victorine.

Vict. Quoi tu gardes encore

suffisant pour fournir à ces dépen-cette vieille salisson-là?
ses?

Jul. Sans doute'; pourquoi non?
Vict. Eh! mais, ma sœur, c'est

Jul. Hum! c'est tout au plus; si tu continues, cela n'ira pas loin: pure folie de ta part; pour moi, je un carrosse, deux berlines, une mai-ne veux plus de cette figure-là, fi son de campagne ; que sais-je, moi ? donc!-C'est bon pour servir dans de ce train-là, je ne vois pas trop une auberge. comment ton beau calcul ne se Jul. Tu feras comme tu voutrouvera pas bientôt en défaut. dras; pour moi, j'en suis contente: Vict. Que veux-tu dire; un ca-elle est fidèle, soigneuse, intelligenrrosse, deux berlines, une maison te: ce sont, chez ces sortes de de campagne? gens, des qualités impayables, et je Jul. Oh! c'est que je présume la garde. D'ailleurs c'est un vieux qu'il faudra de tout cela pour le domestique, qu'il y aurait de la moins, à une grande dame comme barbarie à renvoyer maintenant. toi; mais notre tuteur ne sera Vict. Quoi! tu ne veux pas enpeut-être pas de cet avis, et mal-tendre que, dans notre état présent, heureusement ces fonds-là seront cette fille ne nous convient point! un peu de temps entre ses mains. cela saute aux yeux pourtant: ear Vict. Il faudra bien que notre nous avons actuellement une certuteur entende raison; si je suis taine figure à faire, un certain ton riche, je veux me sentir de mon à observer dans ce monde; et debien. Mais je vois que cette sotte cemment, nous ne pouvons nous de Fanchon t'a parlé. (A Fan- dispenser d'avoir chacune chon.) Que faites-vous ici, ma femme de chambre, et puis une cuisinière, avec une bonne grosse

mie?

une

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fille pour faire tout le tracas du sarai point sans ressource, et mon ménage. économie me tirera toujours d'aJul. (riant) Et quand tu auras ffaire. Je ne puis te dissimuler, ma ton carrosse et tes berlines, il en chère sœur, qu'il en est bien aufaudra, ma foi! bien d'autres ! trement à ton égard. Dieu veuille Vict. (d'un air piqué) Je l'en- que tu n'ayes jamais lieu de t'en tends bien ainsi. J'ai déjà arrêté repentir!

une femme de chambre pour mon Vict. (baillant) Ah! finis donc, compte. C'est une grande brune, tu me fais bâiller; tu as le talent assez jolie, les yeux vifs, fort bien de voir toujours, d'une manière mise; elle sort de chez une prési- sombre et triste, les objets les plus dente qui l'a congédiée parce rians. qu'elle en était jalouse.

Jul. Mais enfin, que t'en aurait-il Jul. En vérité, ma sœur, je crain-couté d'attendre l'arrivée de ce vaidrais qu'on ne t'entendit; tu pa-sseau, avant que de t'engager ainsi sserais pour une folle achevée, au dans toutes sortes de dépenses? moins. Cet état florissant, cette Vict. (avec vivacité) Et l'imfortune considérable qui nous met patience de jouir? On ne peut à même de faire une figure si bri-être heureux assez tôt, ni assez llante, où tout cela est-il? Sur l'eau: long-temps. du reste, rien de plus médiocre que

notre situation actuelle.

Vict. Mais, est-ce que cela peut

nous manquer?

Jul. Mais si le vaisseau fait nau

frage?

SCÈNE V.

Julie, Victorine, Fanchon.

Fanch. (à Julie) Il y a là-bas

Vict. Oh! si-si-si la maison une femme qui porte une boîte tombe, nous serons écrasées; tu sous son bras; faut-il la faire enn'as, toi, que des malheurs à pré-trer mademoiselle ?

voir!

Jul. Oui, Fanchon. (A VictoJul. Ma chère sœur, au risquerine) C'est probablement à toi de te fâcher encore plus, parlons qu'on en veut.

un peu raison: cette fortune qui t'enchante, qui te met hors de toimême, cette fortune n'est pas en

SCÈNE VI.

ge (portant un carton sous le bras.)

core arrivée; il peut même se faire Julie, Victorine, Madame Fontanqu'elle n'arrive jamais: car tu as beau dire, la chose est très-possible: quel inconvénient y aurait-il donc pour toi à te mettre en état Mde. Fon. (fesant une profonde t'en passer? Aucun, je pense; de révérence) Votre servante mestu n'en sentirais pas moins le prix demoiselles ; laquelle de vous deux, du bien-être, pour en jouir après s'il vous plaît, est mademoiselle n'y avoir pas compté. C'est pour Victorine Valmont?

moi, le parti que j'ai pris: la nou- Vict. (sans se lever, d'un air névelle de ma fortune ne m'a point gligent) Je sais ce que c'est; vous aveuglée ; je n'ai point changé mon ètes la veuve Fontange, sans doute: premier genre de vie; si nos espé-apportez-vous mes dentelles? rances se trouvent trompées, je ne] Mde. Fon. Oui, mademoiselle.

(Elle ouvre le carton, et en tire les dedans, moi; toujours est-il que je dentelles.) Vous pouvez vous van-ne puis vous les laisser à crédit ter d'avoir là tout ce qu'il y a de que vous ne me donniez un bon plus distingué. J'en portai l'autre répondant.

jour de pareilles à la veuve d'un Jul. (à sa sœur) Laisse cola, caissier, parce qu'une femme de ma sœur; cette femme va d'imqualité les avait trouvées trop pertinences en impertinences, ct chères; aussi me furent-elles pa-elle est décidée à remporter ses yées cent francs. dentelles.

Jul. (examinant les dentelles) Vict. (à Julie, vivement) MaVoilà qui est vraiment magnifique. demoiselle, mêlez-vous, s'il vous Vict. Cela suffit: madame Fon-plaît, de vos affaires. En vérité, tange, vous pouvez les laisser, le madame Fontange, cela est bien prix est arrêté à quatre louis. તૈ mal à vous; nous allons toucher

Mde. Fon. Hélas! ma chère de-incessamment un legs de cent mille moiselle, c'est marché donné; j'y écus, qui nous vient d'un oncle perds, en vérité: mais, pour obli-décédé dans les Indes avec une forger une aimable personne comme tune immense.

vous, qui m'a promis sa pratique, Mde. Fon. En effet il y a un peu il n'est rien que je ne fasse, et puis de temps que j'en ai entendu par j'espère que vous me dédomma-ler; mais cela ne vient guère vite. gerez une autre fois. Vict. (avec vitesse, et s'appro

Vict. Oui, oui, allez ma chère, chant de madame Fontange) Et je vous assure que vous trouverez pardonnez-moi, ma bonne; cet areu moi une de vos meilleures pra-gent arrive sur un vaisseau; nous tiques. Vous pouvez laisser vos l'attendons de jour en jour; vous dentelles, vous dis-je, je les prends. serez payée, vous ne pouvez manMde: Fon. J'entends bien, ma-quer de l'être.

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demoiselle; mais de l'argent ? Mde. Fon. Oh! bien; je garVict. Ne soyez pas inquiète ;- derai les dentelles : faites-moi cela vous sera payé dans quelques avertir dès que le vaisseau sera ajours. rrivé.

Mde. Fon. Dans quelques jours! Vict. (la caressant d'un air su(Elle renferme ses dentelles.) Oh !ppliant) Ma chère madame Fonmademoiselle, je ne puis pas a-tange, je suis morte si Dimanche ttendre ; je suis une pauvre femme je ne porte pas ces dentelles; j'en qui vis au jour la journée, voyez-ai parlé à quelques amies qui s'avous; et puis, qui me répondra de ttendent à me les voir, et qui me ma marchandise? désespéreront si je ne les ai pas;

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Jul. (à part) Que voilà qui est vous rêvez? bien fait!

Mde. Fon. Oui, je rêve: mes Vict. (se levant) Mais, ma dentelles me reviennent à plus de chère madame Fontange, vous n'y quatre louis, après cela, comment pensez pas! Je suis bonne, je les donner à crédit, et à perte encrois, pour payer vos dentelles, et core? le temps que je vous demande n'est pas très-long

Vict. (vivement) Hé! qui vous dit de les donner à perte?

Mde. Fon. Et mais, bonne, si Jul. Madame Fontange, ces vous voulez, je n'entre point là-dentelles-là

sont belles ; mais

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