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par des brigandages et des assassinats. Les femmes durent se renfermer pour éviter la rencontre des Turcs, auxquels on fut obligé de payer journellement deux piastres de haute solde; et les plaintes que les notables portaient demeurèrent sans effet. Enfin les autorités turques craignant elles-mêmes pour leur vie, le mousselim, qui était fils d'un ancien capitan-pacha, osa seul se porter sur les différents points de l'île pour prévenir les malheurs qu'il pourrait empêcher. Malgré ses soins, chaque jour renaissait, pour les insulaires, plus rempli de craintes et d'amertumes que celui qui l'avait précédé.

Dès le mois de novembre 1821, on avait été effrayé du supplice de quelques Samiens, qui avaient, disait-on, avant de mourir, fait des révélations tendantes à compromettre plusieurs individus ; et comme on n'en nommait aucun, l'inquiétude devint générale. Elle s'accrut encore en voyant massacrer quelques malheureux pêcheurs pris sur une sacolève qui se rendait paisiblement de Tchesmé à Mitylène; et, plusieurs bandes turques, conduites par Véhib-pacha, ayant, à leur entrée en ville, au mois de janvier, sabré une foule de citoyens paisibles, on désespéra du salut public.

Quoiqu'il y ait des malheurs inévitables, et que le peuple le plus résigné ne puisse supporter qu'une somme déterminée de maux, les notables Grecs cherchaient cependant à calmer les insulaires, en les conjurant d'éviter toute espèce de mouvement qui aurait pu servir de prétexte aux barbares pour ravager Chios. Ils convinrent ensuite, avec Véhib-pacha, de lui payer seize mille piastres par mois pour sa maison, et dix-huit mille aux Asiatiques vassaux des Oglous, à la charge pour ceux-ci de maintenir la tranquillité.

Cette mesure eut un résultat favorable. Les deux commandants turcs, Véhib et Élèz-aga, chassèrent les Candiotes auteurs des troubles, ainsi que la petite frégate turque, et le calme reparut. Les communications, tant intérieures qu'extérieures se rétablirent. On reçut des vivres du continent. En vertu d'un firman émané de la Porte Ottomane, les otages détenus au château obtinrent d'être échangés et remplacés par d'autres; mais il fallait périodiquement se racheter de l'honneur de ne pas posséder la flotte ottomane dans le port de Chios, payer le prix de la bonne conduite de Véhib-pacha; et, quelques sacrifices qu'on pût faire, on ne réussit pas à empêcher trois des principaux otages que le sultan demandait, d'être embarqués pour Constantinople.

On était néanmoins parvenu à rassurer les esprits, lorsque le pacha commença à grever de nouveau les Grecs en les chargeant de corvées. Les gardes-côtes qui habitaient les tours des villages à mastic, l'œil fixé sur l'horizon, n'étaient plus occupés qu'à signaler les moindres barques qu'on découvrait. Soumis aux concussions militaires et à la bastonnade, les paysans ne travaillaient qu'à creuser des redoutes, à construire des fours à chaux; et, sous prétexte de fabriquer des affûts de canon, on fit abattre les plus beaux arbres des propriétés grecques. Le pacha voulut ensuite bâtir des casernes, des magasins et non content des rétributions qu'on lui payait, il frappa l'île de contributions extraordinaires. Les soldats, à son exemple, s'emparèrent du monopole des denrées et du petit cabotage, lorsqu'on apprit qu'il se formait une armée d'occupation au fond du golfe de Tchesmé.

Le peuple, à cette nouvelle, commença à murmurer sourdement. Il savait, car une sorte de pressentiment le sert quelquefois mieux que la science de ceux qui le gouvernent, que le sultan voulait s'emparer des richesses et des biens du clergé, et qu'on avait le projet de remplacer une partie de la population chrétienne par des colonies. turques tirées de l'Anatolie. Dès lors on remarqua des mouvements dans les villages; et dix jours avant le débarquement des Samiens, le bruit de leur tentative contre Chios était public, mais il fit peu de sensation, car la même nouvelle avait été plusieurs fois répétée. Cependant, comme cette rumeur prenait de la consistance, les Turcs envoyèrent des émissaires dans les villages pour connaître l'état de l'esprit public; et les Grecs, de leur côté, députèrent, avec l'autorisation du pacha, deux notables à Samos, afin d'engager les habitants à se désister d'une entreprise qui ne pouvait qu'être funeste aux chrétiens.

Deux jours après le départ des envoyés de Chios, les gérontes apprirent que dix-huit Samiens venaient de débarquer au village d'Aramma (Apayμua), situé dans la partie septentrionale de l'île; et ils s'empressèrent d'en informer le pacha, qui détacha aussitôt des troupes pour les saisir; mais après trois jours de recherches infructueuses, elles revinrent sur leurs pas. Elles n'avaient découvert les traces d'aucun ennemi ; et Véhib ayant appelé devant lui les gérontes ainsi que les otages, leur signifia avec menaces d'aviser aux moyens de découvrir l'endroit où les insurgés s'étaient cachés et de les lui livrer.

Empressés d'obéir, les primats grecs envoyèrent trois explorateurs à la découverte. Ceux-ci, étant arrivés au village d'Aïrythé, y prirent quinze hommes d'escorte, avec lesquels ils se dirigèrent sur Volissos, hameau situé près d'Aramma, où ils apprirent que les Samiens s'étaient retirés dans une caverne qu'on leur indiqua. Ils s'acheminèrent de ce côté, en donnant avis du succès de leurs recherches aux gérontes qui ne le reçurent qu'au moment de l'explosion de l'événement qu'ils avaient vainement essayé de conjurer.

L'escadrille de Samos abordait aux rivages de Chios. Le vizir venait d'ordonner aux gardes-côtes de remplir leur devoir, il avait fait saisir les otages qu'il avait relâchés, il avait en même temps dirigé une partie de ses hordes du côté de Kontari, ce qui n'empêcha pas les Samiens d'opérer leur débarquement le samedi 11-23 mars, au point du jour, sur cette plage.

L'avis en fut aussitôt communiqué au vizir; et les gérontes qui étaient présents, ayant demandé aux messagers si les paysans avaient pris part à la révolte, et si le peuple de la ville était tranquille, ceux-ci répondirent que les paysans se retiraient sur les montagnes, et que la ville était paisible. Alors Véhib-pacha expédia deux gérontes pour maintenir l'ordre dans les campagnes; mais à peine s'étaient-ils mis en route, qu'ils rencontrèrent les troupes turques qui fuyaient en désordre vers le château. Elles s'étaient débandées pendant la nuit en entendant le bruit des porte-voix de Logothète, qui faisait crier à ses palicares de se préparer à marcher en avant. Un détachement de trois cents Turcs, posté sur le mont Tourlotis, seul point d'où l'on peut battre le château, restait en dehors de cette place; mais à peine. eut-il aperçu une cinquantaine de Samiens qu'il se réfugia dans l'acropole.

Quelque rapide que fût ce mouvement, le gouverneur, non content de prendre les quarante otages qu'il avait relâchés, en fit arrêter quatre-vingts autres, et quelques centaines de paysans employés aux travaux de la citadelle. Cette mesure était inutile; car, forts de leur innocence, les chefs de l'Église, à l'exemple de leur archevêque, la magistrature et les principaux négociants, n'eurent pas plutôt appris la marche des Samiens, qu'ils demandèrent à se retirer au château. Ils ne voulaient pas participer à une entreprise téméraire, de sorte qu'il y eut, dès le principe de la révolution de Chios, défaut d'unanimité entre les chefs et le peuple, et entre la ville et la campagne.

Malgré cela les Turcs, attaqués à l'improviste, se seraient peut-être sauvés en Asie, s'ils n'avaient été informés par les Francs du véritable état des insurgés, qui n'étaient pas en mesure de les attaquer de vive force.

Quoique aucun habitant de Chios ni des villages ne prît parti pour les insurgés, les Samiens, conduits par Lycurgue Logothète, ne furent pas plutôt entrés en ville, que, voyant les mahométans renfermés dans la citadelle, ils commencèrent à piller amis et ennemis. Ils déménagèrent la douane qu'ils brûlèrent ainsi que deux mosquées couvertes en plomb, dont ils enlevèrent les toits qu'ils embarquèrent comme s'ils s'étaient préparés à la fuite; ils incendièrent ensuite quelques cafés turcs, et ce fut seulement vers le soir que les citadins se hasardèrent à sortir de leurs maisons.

Plusieurs Grecs des villages à mastic venaient de se joindre aux bandes de Logothète, qui se montaient à deux mille cinq cents hommes, des plus mauvaises troupes de Samos. L'attrait du pillage avait attiré parmi eux quelques Mastico-Chorites, et ils furent bientôt suivis des paysans d'Aïrithé, qui arrivèrent armés de bâtons durcis au feu ou de frondes. C'était avec de pareils hommes que l'insurrecteur en chef tint le lendemain ses assises, auxquelles il força de comparaître les notables de Chios que le pacha avait chargé de maintenir la tranquillité publique. Il déclara leurs institutions politiques abolies, en leur annonçant qu'il était prince de Chios et appelé à ce titre par le vœu général des paysans des villages à mastic. Il leur présenta, comme ses lieutenants, leur compatriote Parparios, qui avait autrefois servi en France; Klémis de Cariki, Dérè d'Elatée, Pantélis Picotakys, et un nommé Vitpenzès, fils d'un homme fort décrié à Smyrne. Ces trois derniers se trouvant, dit-on, au moment de faire banqueroute, s'étaient réfugiés à Samos, et ce fut là qu'ils conçurent le projet qu'ils venaient d'exécuter. Puis, changeant aussitôt de langage, Lycurgue Logothète déclara ce qui suit dans l'unique proclamation que nous connaissons de ce prince éphémère.

« En vertu du pouvoir qui lui avait été confié par le gouverneur » général D. Hypsilantis, il annonçait qu'il avait choisi et nommé » pour éphores de Chios, les sieurs Kousès, Bouros Pantélis Zervou> dakès, Nicolas Frangopoulos, Frangouli Palakès, Polychronis, » Diomontaré, Étienne Janoutzès, pour régir et administrer l'île de

>> Chios 1.» On resta dans l'étonnement; et on aurait inutilement demandé à Logothète de quel droit Hypsilantis s'était ingéré de lui déférer une autorité semblable à celle qu'il s'arrogeait; mais comme il avait la force en main, les éphores qu'il avait nommés durent entrer en fonctions, et ils devinrent ainsi malgré eux juges, magistrats ou administrateurs.

Les ressources militaires de Lycurgue Logothète étaient en rapport parfait avec les institutions qu'il prétendait donner aux habitants de Chios. Son parc d'artillerie se composait de soixante-quatre pièces de canon du calibre de six et de huit, de deux barils de poudre, et d'un petit nombre de boulets. Aussi, avant d'entreprendre le siége de la citadelle, jugea-t-il convenable de demander des secours à l'amirauté de Psara; mais ses envoyés furent éconduits et chassés par les Psariens, qui leur reprochèrent son audace ainsi que la désastreuse expédition qu'ils venaient d'entreprendre.

Cependant les éphores que Logothète avait nommés étant venus à leur tour demander assistance à Psara, le sénat leur fit délivrer deux cents barils de poudre avec deux canons, et il donna l'ordre à six bâtiments de croiser devant le port de Chios, afin d'intercepter les secours que les Turcs pourraient y envoyer du continent. C'était tout ce qu'ils pouvaient faire; et, comme ils n'avaient pas de boulets à donner aux insurgés, ceux-ci se rappelèrent qu'un vaisseau turc, échoué depuis plusieurs années du côté de Tchesmé, étant chargé de projectiles, on pourrait s'en procurer en les pêchant. On envoya aussitôt des plongeurs à la recherche des boulets, ils en retirèrent quelques-uns, mais comme ils ne se trouvèrent pas de calibre, on renonça à cette entreprise.

Sur ces entrefaites, les Turcs qui avaient écrit à Constantinople attendaient la flotte que le divan s'était empressé d'équiper dès qu'il avait eu connaissance du débarquement des Samiens. On avait exercé la presse dans les cafés, sur les places publiques, et jusque parmi les forçats qui avaient été enrôlés pour venger la majesté outragée du croissant. On avait, en même temps, adressé des firmans aux gouverneurs de l'Asie mineure, pour réunir leurs contingents à Tchesmé,

Cette étrange proclamation se trouve imprimée en entier dans les prolégomènes du traité des délits et des peines de Beccaria traduit en grec par M. Corai. ¥. Pe, édit. de 1823.

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