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destruction des Ilotes, devenus trop nombreux, l'était à celle des Spartiates, la rendaient trop présomptueuse pour qu'elle se crût sérieusement menacée. Vainement les Francs donnaient donc de charitables avis; l'orgueil d'un sultan qui se croit au-dessus de tous les monarques de sa dynastie rejetait les avis les plus sages; et ses ministres, dépravés ou corrompus par l'or des Grecs, ne laissèrent plus arriver la vérité jusqu'au pied de son trône.

Changeant de tactique pour opérer la ruine de la marine grecque et la répression des projets ambitieux qu'ils supposaient à la Russie, les agents du ministère britannique essayèrent alors de se rapprocher du vizir Ali-pacha. Ils pouvaient gagner son âme avide, et puiser, dans ses conceptions, quelques moyens que leur diplomatie sait exploiter d'une manière qui n'est pas toujours conforme à la morale. L'appât de la négociation fut présenté sous des couleurs spécieuses par les agents chargés de traiter avec Ali-pacha, qui n'obtint jamais le titre d'estimable que de son honorable ami Hudson Lowe 1. On n'ignorait .pas que le consul général de France s'était servi d'Ali en 1806, pour entraîner la Porte dans une guerre contre la Russie et l'Angleterre, et on résolut de l'employer à la ruine des Grecs, qu'un créole levantin avait, dix ans auparavant, conseillé de soumettre à une condition pire que la mort. On savait que le tyran voulait Parga; et on crut se l'attacher en lui cédant cette place.

Les Bourbons venaient d'être rendus pour la seconde fois à l'amour des Français, quand les Parguinotes concurent les premiers doutes au sujet de leur existence politique. Ils auraient été inquiets depuis longtemps, s'ils n'avaient appris qu'à toutes les communications des émissaires anglais, Ali-pacha n'avait répondu que par la demande de Parga, et qu'ils s'étaient retirés sans pouvoir lui donner aucune solution positive. Mais quand ils eurent connaissance du funeste traité de Paris, et qu'ils virent qu'on n'y parlait en aucune manière de leur existence, ils éprouvèrent des craintes réelles, quoiqu'en se livrant à S. M. B., le général Campbell eût formellement assuré les Parguinotes qu'ils partageraient le sort des Sept-Iles. Pour surcroît d'alarmes, le général dont ils n'avaient pour garantie que la bonne foi, venait d'être remplacé par un homme tel, que les Grecs, accoutumés à de tout autres physionomies, n'en parlaient qu'avec épouvante. Cet étre

Écho de Sainte-Hélène, par O'Meara.

incréé, pour me servir de l'antiphrase des Corfiotes, était le lord haut commissaire de S. M. B. Thomas Maitland. Il fallait recourir à son autorité, et les Parguinotes, oubliant que la faiblesse n'attire souvent que l'insulte et le dédain, lui adressèrent, le 24 décembre 1816, la plus suppliante des requêtes.

Pour ménager l'orgueil d'un chef qui se regardait en 'sa qualité d'Anglais, comme un des premiers enfants du premier peuple du monde, ils ne lui parlèrent pas des souvenirs de la Grèce; ils se gardèrent bien de lui raconter que, malgré l'esclavage de ses habitants, les ombres des demi-dieux et des héros habitaient encore les montagnes de la Hellade! que ses fontaines, ses ruisseaux, ses fleuves, ses riantes napées, rappelaient la mémoire de quelque fait historique ; qu'ils étaient la postérité des Doriens, les descendants des soldats de Pyrrhus et d'Alexandre, et que l'homme qui veut illustrer son nom par un noble exploit, se tourne vers la Grèce pour y chercher ses modèles : ils se contentèrent de lui demander à genoux de daigner les couvrir de la protection puissante de S. M. B. '. Ils prièrent en même temps le lieutenant-colonel de Bosset d'intercéder auprès de l'honorable lord, afin qu'il condescendit au désir qu'ils avaient de le posséder dans leur ville. Des lettres furent adressées, pour obtenir cette faveur, au secrétaire militaire, Frédéric Hankey.

Trois mois s'écoulèrent dans ces sortes de négociations, et chez tout autre peuple que les Grecs, accoutumés aux transitions brusques de l'espérance à la crainte, les Parguinotes se seraient portés à quelque résolution extraordinaire. Mais protégés par le pavillon britannique, n'aspirant qu'à manger en paix, à l'ombre de leurs orangers, le pain acquis au prix de leurs sueurs; quoique peu enthousiastes de la protection qu'ils invoquaient, ils s'abandonnaient de nouveau au calme qu'on goûte si délicieusement après la tempête. Ils imaginaient même, ainsi qu'on l'a su depuis, qu'ils étaient à jamais hors de tout danger, parce que l'autocrate Alexandre, qu'ils nommaient leur souverain, était intervenu en leur faveur lorsqu'une lettre du lord haut commissaire, adressée au lieutenant-colonel de Bosset, sous la date du 24 mars 1817, révéla les malheurs de Parga. Le principe de la remise de cette place et de son territoire à la Porte Ottomane, avait été

Voyez Parga and the Ionian Islands, by lieut. col. C. P. de Bosset. Appendix nos xxII, XXIII, XXIV, a pagina 236 ad 239.

conclu et signé par le ministre de la Grande-Bretagne à Constantinople.

Cette cession déloyale, d'après les promesses faites aux Parguinotes, au nom de l'Angleterre, pouvait cependant s'expliquer par sa conformité au traité du 21 mars 1800; et, comme on espérait voir remettre en vigueur ses dispositions, quelques hommes portèrent la résignation jusqu'à se féliciter d'un pareil événement 1. Ils se flattaient en conséquence que Prévésa, Buthrotum, Vonizza arrachés au joug d'Ali, renaîtraient du sein de leurs ruines, et que les chrétiens, rétablis dans leurs propriétés, obtiendraient le libre exercice de leur culte, ainsi que les avantages stipulés par le traité qu'on revivifiait. Mais, quand on sut qu'il s'agissait d'une cession absolue en toute souveraineté, on fut plongé dans la douleur. On venait d'envoyer à Janina M. John Cartwright, consul de S. M. B. à Patras, en qualité de commissaire, pour régler la vente des propriétés des Parguinotes, et traiter des conditions de leur émigration! Jamais acte pareil n'avait encore entaché la diplomatie européenne, accoutumée à regarder chaque empiétement des Turcs sur les chrétiens comme autant de sacriléges. On se demanda à quel titre l'Angleterre, simple protectrice de l'heptarchie ionienne, était intervenue dans une pareille transaction; quels étaient ses motifs pour convenir à la teneur du traité du 21 mars 1800; quel droit elle avait de stipuler l'aliénation d'un territoire qui, s'il appartenait au gouvernement ionien, en était inséparable, et, dans le cas contraire, quel était son mandat pour agir au nom de ceux qui ne relevaient pas de son autorité.

1 Les iles Ioniennes, cédées à la France, en vertu du traité de Campo-Formio, avec leurs dépendances qui étaient Prévésa, Vonizza, Parga et Buthrotum, perdues par elle successivement en 1798 et 1799, furent constituées en république par le traité du 21 mars 1800, conclu entre la Russie et la Turquie. Suivant cet acte, la Russie, afin de tempérer le sacrifice qu'une politique immorale lui dictait, stipula, pour les cantons de terre ferme abandonnés au Grand Seigneur,que leurs habitants, qui étaient chrétiens, ne ressortiraient jamais que de leurs tribunaux particuliers ; que les droits de propriété et d'héritage seraient conservés et le commerce libre; que les Turcs ne pourraient jamais bâtir de mosquées dans aucun des quatre cantons; que nul mahométan ne serait reçu à s'y établir, à l'exception d'un commissaire de cette nation, chargé de lever le tribut fixé par le sénat de Corfou, qu'il appartenait à la Porte d'encaisser; que la résidence de cet officier serait consentie par le sénat ionien, et sa révocation, en cas de malversation, ordonnée sur la demande dudit sénal.

En agitant ces questions, on n'était pas moins surpris qu'indigné de l'empressement des agents de la Grande-Bretagne à complaire aux volontés du vizir Ali. A peine M. Cartwright avec son collègue Parish étaient arrivés à Janina pour y conférer avec Hamed-bey, délégué de la Porte, que le satrape s'était occupé à intercepter leur correspondance. Ils étaient sans s'en douter environnés d'espions, tandis que d'une main moins criminelle il essayait de soulever les Parguinotes contre le gouvernement anglais. On ne tarda pas à recueillir les preuves de ces trames. Le lieutenant-colonel de Bosset en saisit tous les fils', et, sans sa surveillance, c'en était fait peut-être de la garnison anglaise et des habitants de Parga. Il découvrit, et il en a produit les preuves à la face de l'Europe, qu'Ali avait cherché à empoisonner l'eau de la fontaine Saint-Triphon et le pain destiné aux troupes. Ces faits étaient connus des commissaires anglais ainsi que du gouverneur Maitland: en fallait-il d'autres pour rompre une négociation? Malgré tant de forfaits, les affaires continuèrent à se traiter sans récrimination; le lieutenant-colonel de Bosset, auquel on aurait dû des couronnes civiques, fut destitué et remplacé par le colonel Stuart: Ali l'avait demandé; que pouvait-on lui refuser?

A voir les déférences des commissaires britanniques, on aurait pu imaginer qu'Albion avait perdu les mille vaisseaux qui lui donnent l'empire des mers. Ses agents, ses négociateurs, ses généraux, le superbe haut commissaire Th. Maitland, se portaient aux différents rendez-vous que le satrape leur indiquait. Ils y couraient entourés de femmes, de mousses déguisés en pages, tantôt avec le luxe des nababs, tantôt avec la simplicité des colporteurs qui se présentent pour obtenir la permission d'ouvrir quelques boutiques. Dans le zèle qui les animait, tous semblaient être aux ordres du tyran pour se rendre à Janina, à Prévésa, à Buthrotum et partout où il les conviait à des fêtes ou à des conférences. On marchandait au milieu des festins, tour à tour pour de l'argent ou pour des bois de construction, la liberté d'un peuple, comme on traite en Afrique de la vente d'un troupeau d'esclaves, pour de la verroterie et des breloques, ou bien en échangeant le sang des hommes contre de l'eau-de-vie. Le contrat était passé inter scyphos et pocula; et on en parlait néanmoins comme

1

Voyez, pour tous ces faits, les pièces de l'ouvrage du colonel de Bosset, depuis le no xxvi, jusqu'au no LXII, dans l'appendix de son ouvrago déjà cité.

d'une chimère, tant il paraissait contraire aux principes de la vieille Angleterre.

Cette illusion était le résultat de la bonne opinion qu'on avait de la nation anglaise; et un événement pareil à la vente de Parga, quoique en apparence peu important, était une chose si inconcevable dans les rapports où l'Europe chrétienne se trouve placée vis-à-vis des mahométans, qu'on ne pouvait y croire.

Lorsque abusant du droit de la force, disait-on, les rois des nations civilisées s'arrachent des villes ou des provinces, ces grands résultats ne sont guère sensibles que sur la carte ou dans l'histoire; car, tout considéré, les princes de l'amphictyonie chrétienne sont presque également paternels et humains pour les peuples. Ici, au contraire, les Parguinotes, sans avoir combattu et sans être par conséquent vaincus, se trouvaient condamnés à subir des conditions contraires à la morale et à la religion. Rien, dans le passage de leur condition présente à celle qui leur était imposée, n'était égal pour eux, d'homme à homme et de société à société ; les institutions qui les régissaient, le droit de propriété et le culte, premier bien des mortels, qu'on leur avait garantis, n'existaient plus ; et le sol même, dont ils étaient expropriés, allait être flétri par le dominateur auquel on l'abandonnait. Cédés à une puissance chrétienne, ils n'éprouvaient qu'un changement de pavillon; mais, livrés aux Turcs, on les plaçait entre l'apostasie et l'esclavage. Ils se seraient cependant résignés à devenir raïas; mais comme ils n'avaient à attendre d'Ali-pacha que l'opprobre de leurs familles ou des supplices ignominieux, on les condamnait par le fait à un bannissement forcé.

En vain dira-t-on que la sagesse des négociateurs anglais avait paré à ces inconvénients, en réglant une indemnité pour la perte des propriétés de ceux qu'on contraignait à s'expatrier. L'action de disposer des biens d'hommes qu'on privait du droit incontestable qu'ils avaient seuls de les vendre, était une injustice ajoutée à un outrage. Ces dispositions ne dispensaient pas des engagements contractés au nom d'un prince qui se glorifie du titre de défenseur de la foi. Les Parguinotes invoquaient leurs droits; ils en réclamaient la garantie, en représentant qu'on ne pouvait leur rendre par des équivalents pécuniaires, même égaux à la valeur de leurs biens, leur partie, ni les tombeaux de leurs ancêtres.

Ils protestaient ainsi, à la face du monde sourd à leurs plaintes,

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