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cendait. Mais tout s'use, excepté le désir de la vengeance; et Ali, qui ne put accorder ses fils sur le partage éventuel de son héritage, attribua la cause des refus de Véli aux conseils et à l'influence secrète de Pacho-bey.

Les actes de despotisme ne s'annoncent guère que par la violence. Depuis quelque temps, l'épouse d'Ismaël avait été arrachée de son palais pour vivre renfermée dans une cabane, où elle était réduite à filer afin de se procurer quelques moyens d'existence. On se demandait quelle pouvait être la cause de cette rigueur, lorsqu'on apprit que son époux, qui était passé de Négrepont, dans l'île de Skiatos, sur la nouvelle que son ennemi se proposait de l'y faire enlever, s'était dérobé à de nouvelles embûches, sans qu'on sût de quel côté il s'était dirigé. Le non-succès de cette machination était la cause du traitement exercé contre la plus innocente et la meilleure des filles issues des beys de Janina, qui craignaient de compatir à sa misère.

Le tyran avait aussitôt expédié de toutes parts des émissaires, lorsqu'un incident lui fit perdre de vue le proscrit, et suspendre le cours de ses ressentiments. La demeure de ses pères, le séjour de sa jeunesse, le garde-meuble et le dépôt de ses brigandages, son brillant palais de Tébélen, venait d'être la proie des flammes. Une imprudence du plus jeune de ses fils, Salik-pacha, qu'il aimait d'une tendresse sans égale, avait causé ce désastre.

Qui oserait se charger de lui annoncer un tel malheur? Son fils, ce fils chéri, lui-même, que la frayeur avait porté à se sauver jusqu'au delà des monts Candaviens, n'aurait peut-être pas été à l'abri de sa fureur s'il lui eût apporté un pareil message. On fut longtemps dans les anxiétés, et on ne trouva moyen de lui révéler ce fatal événement qu'en lui faisant remettre une lettre par l'entremise du cheik Jousouf, qui ne cessait d'annoncer la chute de Ninive. Tiens, dit-il au tyran, qu'il aborde au moment où celui-ci sortait de son palais, Allah, qui punit les méchants, a permis que ton sérail soit brûlé. Le monde est périssable; Alim féna1 !

A cette nouvelle, Ali pousse son cheval, en criant à ses gardes de le suivre. Il s'élance, il se précipite, il traverse la Molosside, il arrive

'Alim féna. C'est le cri d'alarme que les muezzims jettent du haut des mosquées, quand les incendies dévorent Constantinople.

à Tébélen, et il ne respire qu'en retrouvant cent cinquante millions en espèces monnayées. Telle fut la somme incroyable qu'on exhuma des caveaux de son palais, et la cause qui mit, pour la première fois, au grand jour la fortune colossale du satrape, dont l'importance, encore exagérée par la voix publique, parvint, malheureusement pour son coupable possesseur, jusqu'aux oreilles du Grand Seigneur, sultan Mahmoud, prince de haute et insatiable avidité.

Les intendants des finances d'Ali passèrent plusieurs jours à vérifier tant de richesses, pendant que leur maître déplorait la perte de son palais. Des cachemires précieux, les fourrures les plus rares, un magasin entier de montres, de pendules, de bijoux, d'étoffes, des meubles, des armes de luxe, des harnais de chevaux, devenus la proie du feu étaient l'objet de ses regrets. Assis par terre, sur une natte de paille, tel qu'un ministre disgracié des rois de l'Orient, il s'arrachait la barbe, il se frappait la poitrine, il gémissait, et il déplorait sa misère en se recommandant à la charité publique. Se rappelant parfois qu'il était vizir, il demandait d'un ton menaçant; et, après avoir arraché par des larmes feintes ce qu'on craignait de lui refuser, une ordonnance, qu'il lança dans la Grèce, apprit aux habitants qu'ils devaient relever et meubler à leurs frais le sérail redoutable (tò pobepòv Lepάyàtov) de Tébélen. Puis reprenant bientôt après le chemin de Janina, il y rentra suivi de ses trésors, et d'un petit nombre de femmes échappées à l'incendie, qu'il vendit à ses familiers, en disant qu'il n'était plus assez riche pour nourrir autant d'esclaves.

Cependant d'amples indemnités l'attendaient. La peste, auxiliaire désastreuse de sa tyrannie, venait de lui léguer l'héritage de la population entière d'Arta, ville habitée par plus de huit mille chrétiens. Plus de la moitié étaient descendus dans la tombe; et dès que l'épidémie eut cessé de frapper, Ali-pacha avait envoyé des commissaires chargés de dresser l'état des meubles et des biens-fonds, qu'il s'adjugeait en sa qualité d'héritier universel de ses vassaux.

Afin de procéder à l'inventaire, les malheureux respectés par la mort, au risque de réveiller la contagion, furent contraints, malgré les prières du consul de France, M. Hugues Pouqueville, de laver dans les eaux de l'Inachus les laines des matelas, les draps et les langes encore imprégnés de la sanie des bubons, tandis que des exacteurs ramassaient et enregistraient le peu d'or et d'argent qui n'avait pas été enfoui. Le creux des arbres, les moindres cavités furent visités; et, comme on

trouva autour d'un squelette une ceinture remplie de sequins de Venise, on tint un état détaillé des ossements. On les aurait sans doute mis eux-mêmes en réserve (si on avait pu présumer que ces tristes restes seraient bientôt un objet de spéculation), pour les vendre aux économistes anglais, dont la sacrilége avidité vient de troubler les månes des braves morts aux champs de Lutzen, pour les faire servir d'engrais aux landes de l'Écosse. Tous les archontes de la ville avaient été arrêtés et bientôt après appliqués à la torture, pour dire où se trouvaient des trésors enfouis, qui ne pouvaient être éventés que par l'effet du hasard. Un d'entre eux, accusé d'avoir soustrait quelques objets, fut plongé dans une chaudière d'huile bouillante. Vieillards, femmes, enfants, riches et pauvres, tous furent interrogés, mis sous le bâton, et condamnés, pour se rédimer, à faire l'abandon des débris qu'ils avaient sauvés du naufrage public. Et, comme si tant de crimes ne suffisaient pas, on recruta, par ordre d'Ali, dans les villages de la Cassiopie une population égale à celle dont Arta pleurait la perte, qu'on força de venir s'établir au sein de cette ville désolée et à payer au vizir les maisons que chacun devait habiter 2.

Cependant les émissaires que le satrape avait attachés sur les traces d'Ismaël Pacho-bey, étant de retour, lui apprirent que le fugitif était retiré dans la Romélie. Après avoir erré de contrée en contrée, les uns l'avaient perdu de vue au Caire, et croyaient qu'il s'était rendu à la Mecque avec les hadgis ou pèlerins de la grande caravane de l'émir; d'autres prétendaient l'avoir reconnu à Smyrne. En effet, il avait parcouru les principales échelles commerciales de l'Asie mineure et de l'Égypte, couchant quelquefois à l'abri des portiques des mosquées, ou, parmi les pauvres, sur les cendres chaudes des bains publics. Souvent il avait été réduit à languir dans les palais des grands, confondu avec leurs clients et leurs esclaves, dont il partageait la nourriture, sans laisser paraître les chagrins qui le dévoraient, lorsque fatigué de traîner une vie misérable, il résolut de se rendre auprès du nazir de

⚫ Ce fait est extrait des journaux anglais du mois de novembre 1822.

2 Machalla! disait le kiaya d'Ali à mon frère, en lui montrant la ville d'Arta repeuplée par cette colonie, vous voyez que c'est comme si la peste n'y eût pas passé. Oui, répliqua celui-ci, mais on a dépeuplé vingt ou trente villages pour opérer cette merveille. — Qu'est-ce que cela y fait? répondit stupidement le barbare. Voilà la mesure du raisonnement d'un Turc: quel jugement porter de leurs apologistes?

Drâma, qui était un des seigneurs les plus magnifiques de la Thrace.

Se présenter à la cour de Mouhamet-Dramali et lui plaire, fut, pour Pachô-bey, l'unique nécessité de décliner son nom; et ce fut là que son implacable ennemi, qui venait d'apprendre son arrivée dans cette cour, résolut de lui porter un coup auquel le proscrit était loin d'être préparé. Il y avait quelques mois qu'il se trouvait à Drâma, lorsqu'au milieu d'une de ces parties de chasse que les seigneurs aiment passionnément, on vit arriver un capigi-bachi, qui, s'adressant à Ismaël, s'informa où était le nazir, auquel il avait une affaire importante à communiquer.

Tout capigi-bachi est assez souvent porteur de fâcheuses nouvelles; et Dramali se trouvant éloigné, Pachô-bey, se donnant pour être le nazir, répliqua à l'envoyé de la Porte qu'il pouvait s'expliquer. Ils se retirèrent dans un kan voisin, où le confiant envoyé du sultan lui apprit qu'il était porteur d'un firman obtenu à la requête d'Ali, pacha de Janina. « De Tébélen! Sois le bienvenu; c'est mon ami. En quoi >> puis-je lui être agréable? -En faisant exécuter le commandement >> dont je suis porteur, par lequel le suprême divan vous enjoint, >> seigneur, de faire trancher la tête à un mauvais sujet nommé Pacho>> bey, qui s'est glissé depuis quelque temps à votre service. A cela

ne tienne; mais je te préviens que c'est un homme difficile >> à saisir, brave, violent, aimé de ses serviteurs, et il faut l'at>> tirer adroitement dans nos filets. Il peut paraître d'un moment » à l'autre, il est essentiel qu'il ne te voie pas, et que mes gens >> ne puissent soupçonner qui tu peux être. Il n'y a que deux » heures de chemin d'ici à Drâma; va m'y attendre; ce soir j'y >> serai de retour, et tu peux regarder ta mission comme remplie. >> Le capigi-bachi, tournant aussitôt du côté de Drâma, s'éloigne, tandis que Pachô-bey prenait la fuite en sens contraire, craignant que le nazir, qui ne le connaissait que de fraîche date, ne sacrifiât, avec cette froide indifférence naturelle aux Turcs, un malheureux injustement condamné à mort. Au bout d'une nuit de marche, pendant laquelle le proscrit évita les chemins battus, il prit les vêtements d'un moine bulgare, auquel il paya sa dépouille, et se présenta à la porte du grand couvent des caloyers serviens, situé dans les montagnes qui donnent naissance à l'Axius. Il y fut reçu, sous son costume religieux, comme un frère venant du saint tombeau. Il composa son roman; et on se félicita de trouver dans le nouveau venu un homme

aimable, parlant de la Palestine, de ses monastères, en pèlerin consommé, et qui de plus avait une bourse d'autant mieux arrondie que, chemin faisant, il avait vendu à un juif de Samacova son cheval

et ses armes.

Deux hommes féconds en expédients, égaux en ruses; disputant, l'un des moyens de satisfaire sa vengeance, et l'autre du soin de défendre sa vie, sont un de ces spectacles ordinaires aux arènes politiques de l'Orient, où l'on voit l'innocence et le mérite sans cesse opprimés.

Ali-pacha, ardent à poursuivre son ennemi, avait aussitôt accusé Mouhamet-Dramali d'avoir favorisé l'évasion de Pacho-bey; mais il ne fut pas difficile au nazir de se justifier auprès du divan, auquel il donna des renseignements précis sur ce qui s'était passé.

C'était ce que voulait le satrape, qui partit de ce document pour faire suivre les brisées du fugitif par ses espions, et sa retraite fut éventée. Comme, dans les explications qui avaient été données à la Porte, l'innocence de Pachô-bey avait été prouvée, on ne pouvait plus solliciter le firman de mort contre lui; son ennemi sembla l'abandonner à son sort, afin de cacher le coup qu'il voulait lui porter. Il s'agissait de l'assassiner ; et Athanase Vaïa, le chef des meurtriers des Cardikiotes, auquel il fit part de son projet, le supplia de lui accorder l'honneur d'une pareille entreprise, en jurant qu'il n'échapperait pas à son poignard.

Cet accord étant fait, le plan du maître et du sicaire fut voilé sous l'apparence d'une disgrâce, qui étonna la ville entière de Janina. A la suite d'une scène terrible, Ali chassa du sérail le confident intime de ses iniquités, en l'accablant d'injures, et en disant que, s'il n'était le fils de la mère nourricière de ses enfants, il le ferait pendre. Vaïa, feignant une profonde affliction, courut vainement chez tous les grands de la ville, en les suppliant d'intercéder en sa faveur, et la seule grâce que Mouctar-pacha put obtenir fut un bouïourdi d'exil qui lui permettait de se rendre en Macédoine.

Muni de cet ordre, Vaïa quitta Janina avec les démonstrations du plus grand désespoir; et, arrivé à Vodena, il feignit de ne trouver de sûreté qu'en prenant le froc des caloyers, pour se rendre en pèlerinage au mont Athos. Chemin faisant, il rencontra un des frères quêteurs du grand couvent des Serviens, dont il fit son ami. Il lui peignit sa disgrâce sous les couleurs les plus vives, en le priant de le faire recevoir au nombre des frères laïques de son monastère.

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