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Je n'ai pas cru devoir insister, les choses en sont là. ›

Pendant ce récit, le vicomte était tout yeux et tout oreilles, il avait peine à contenir la joie intérieure qu'il éprouvait, et déjà même il com binait les moyens de s'emparer du trésor de la vieille. A la vérité, l'abbé n'avait pas indiqué l'adresse de la dame au voile vert; mais dans tout le reste, il s'était montré d'une indiscrétion que le nom seul du vicomte et la piété sincère qu'il lui supposait peuvent seuls faire excuser. Quoi qu'il en soit, avec des hommes de la trempe de Lussan, l'absence d'un renseignement de cette nature n'était pas un grand obstacle; il savait que le service commandé par la vieille devait avoir lieu le lendemain, et qu'elle devait y assister; cela lui suffisait. En effet, il se rendit à SaintRoch, et même il était tellement pressé d'y arriver, qu'il se trouva à l'église une heure trop tôt. Enfin, la vieille qu'il attendait avec tant d'impatience arriva. Elle n'avait pas ce jour-là son inséparable voile vert, mais un voile noir fort épais, qui donnait à sa figure et à tout le reste de sa personne une teinte des plus lugu. bres elle s'agenouilla et pria longtemps avec une ferveur telle que le service était fini depuis

plus d'une heure qu'absorbée dans sa prière, elle ne songeait pas à quitter l'église. Le vicomte, qui avait l'intention de la suivre à sa sortie, afin de découvrir sa demeure, enrageait de toute son âme d'être forcé de l'imiter et de simuler une dévotion qui était loin de son cœur ; car Dieu sait les sinistres projets qu'il méditait en ce moment. Enfin, après avoir été faire de nombreuses révérences et génuflexions devant toutes les chapelles, la vieille dame prit de l'eau bénite et sortit. Tout cela fut encore fort long à cause de la difficulté qu'elle éprouvait à se conduire, et qui la faisait presque trébucher à chaque pas dans les chaises; mais enfin une fois sortie, et suivant les murs avec précaution, elle ne tarda pas à rentrer chez elle, rue Thérèse, numéro 25.

De Lussan, adroit et intelligent, comme nous le connaissons, s'assura que c'était bien là qu'elle demeurait; puis il se retira, et remit à un autre jour les investigations dont il pouvait avoir besoin pour mettre ses projets à exécution. Il ne dormit pas de toute la nuit, tant l'impatience, le désir de s'emparer du trésor de la vieille femme au voile vert avaient exalté ses esprits. A peine fit-il jour le lendemain, qu'il se mit en course pour prendre des renseignements dans le quartier de

la vieille dame; il apprit qu'elle y était connue sous le nom de la dame au voile vert, ou de l'aveugle. Du reste, on ne savait rien de précis sur son compte, chacun faisait une histoire à sa manière les uns disaient qu'elle tirait les cartes, les autres, que c'était quelque vieille pécheresse qui, par esprit de pénitence, se livrait aux brocards de la multitude. Enfin, d'autres ajoutaient que s'il voulait connaître plus particulièrement cette femme, qui était une énigme pour tout le monde, il fallait qu'il s'adressât au père Fleurus et à son épouse, concierges du numéro 23, qui paraissaient les seuls qui fussent dans la confidence mystérieuse; que toutefois il serait aussi possible que l'épicier en face lui donnât également quelques renseignements utiles.

L'épicier, adroitement interpellé par le vicomte, répondit que cette dame n'était pas sa pratique, et qu'il ne savait absolument rien sur son compte; mais il ajouta que sa voisine la mère Grignac, la fruitière, pourrait le satisfaire :

C'est la plus fameuse bavarde de Paris, dit-il, il ne faudra pas de grands efforts pour que vous obteniez d'elle tout ce que vous désirez savoir. » De Lussan remercia l'épicier fait homme, et il fut chez la mère Grignac.

en deux

pas

Il lui fallut tout son sang-froid pour ne pas éclater de rire au nez de l'énorme fruitière. Imaginez-vous une masse de chair informe, des membres aussi mal taillés que mal attachés, une taille aussi haute que large; une figure joufflue, carrée, diaprée de rouge, de blanc, de bleu, etc., çà et là recouverte d'une couche épaisse de poussier de charbon; un nez en pied de marmite, c'est-àdire gros, court, bourgeonné, et véritable succursale de l'entrepôt des tabacs; des yeux horriblement louches, éraillés et cireux; une bouche ornée de trente deux dents incontestablement blanches, mais appartenant plutôt à l'ordre des ruminants qu'à l'espèce humaine; des lèvres épaisses et retroussées; enfin une véritable caricature. Mais ce qui complétait cet être, idéal du grotesque et des bizarreries de la nature, c'étaient des vêtements en drap grossier, luisants de graisse, et dont la façon était en harmonie avec la matière sa coiffure était composée d'un foulard jaune orange, mais si sale que la couleur en était devenue tout à fait problématique. Somme toute, un Sancho Pança femelle, dont l'ensemble était aussi repoussant que hideux à voir.

De Lussan, avec cette exquise politesse qu'il apportait en toute chose, principalement avec

les petits, afin de leur en imposer plus facilement, s'adressa, le chapeau à la main, à la futaille organisée dont nous venons d'esquisser le véridique portrait.

Est-ce à Mme de Grignac, lui dit-il, que j'ai l'honneur de parler?

-Ou... oui, mossieu, lui répondit-elle avec un accent charabia très-prononcé, tout en avalant le reste de son café et s'essuyant la bouche avec le bas d'un tablier sale et crotté; oui, mossieu, pour vous servir.

Mon Dieu, Mme de Grignac, pardonnez si je vous dérange pour un objet étranger à votre commerce. Je voudrais avoir, mais sous le sceau du secret, quelques renseignements sur l'une de vos voisines qui est aussi, je crois, l'une de vos pratiques.

-

Une de mes praquites, que vous dites? mais j'en ai guiablement des praquites, et des bonnes encore! De laquelle que vous voulez parler, mon bon mossieu ?

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– Avant de vous la nommer, je veux savoir si vous garderez le secret.

Le checret... fich'tral la mèrrre Grrignac est connue dans le quartier pour la discrétion même, fich'tra! et il n'y a pas une âme au monde

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