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EUVRES COMPLÈTES

DE

J. J. ROUSSEAU

IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CH. LAHURE

Rue de Fleurus, 9, à Paris

EUVRES COMPLÈTES

DE

J. J. ROUSSEAU

TOME TROISIÈME

PARIS

LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie

BOULEVARD SAINT-GERMAIN, No 77

-

1865.

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OU LES SOLITAIRES.

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LETTRE I.

J'étois libre, j'étois heureux, ô mon maître! vous m'aviez fait un cœur propre à goûter le bonheur, et vous m'aviez donné Sophie; aux délices de l'amour, aux épanchemens de l'amitié, une famille naissante ajoutoit les charmes de la tendresse paternelle; tout m'annonçoit une vie agréable; tout me promettoit une douce vieillesse, et une mort paisible dans les bras de mes enfans. Hélas! qu'est devenu ce temps heureux de jouissance et d'espérance, où l'avenir embellissoit le présent, où mon cœur, ivre de sa joie, s'abreuvoit chaque jour d'un siècle de félicité? Tout s'est évanoui comme un songe jeune encore, j'ai tout perdu, femme, enfans, amis, tout enfin, jusqu'au commerce de mes semblables. Mon cœur a été déchiré par tous ses attachemens; il ne tient plus qu'au moindre de tous, au tiède amour d'une vie sans plaisirs, mais exempte de remords. Si je survis longtemps à mes pertes, mon sort est de vieillir et mourir seul, sans jamais revoir un visage d'homme, et la seule Providence me fermera les yeux.

En cet état, qui peut m'engager encore à prendre soin de cette triste vie que j'ai si peu de raison d'aimer? Des souvenirs, et la consolation d'être dans l'ordre en ce monde en m'y soumettant sans murmure aux décrets éternels. Je suis mort dans tout ce qui m'étoit cher; j'attends sans impatience et sans crainte que ce qui reste de moi rejoigne ce que j'ai perdu.

Mais vous, mon cher maître, vivez-vous? ètes-vous mortel encore? êtes-vous encore sur cette terre d'exil avec votre Emile, ou si déjà vous habitez avec Sophie la patrie des âmes justes? Hélas! où que vous soyez, vous êtes mort pour moi, mes yeux ne vous verront plus, mais mon cœur s'occupera de vous sans cesse. Jamais je n'ai mieux connu le prix de vos soins qu'après que la dure nécessité m'a si cruellement fait sentir ses coups et m'a tout ôté excepté moi. Je suis seul, j'ai tout perdu; mais je me reste, et le désespoir ne m'a point anéanti. Ces papiers ne vous parviendront pas, je ne puis l'espérer; sans doute ils périront sans avoir été vus d'aucun homme: mais n'importe, ils sont écrits, je les rassemble, je les lie, je les continue, et c'est à vous que je les adresse: c'est à vous que je veux tracer ces précieux souvenirs qui nourrissent et navrent mon cœur; c'est à vous que je veux rendre compte de moi, de mes sentimens, de ma conduite, de ce cœur que vous m'avez donné. Je dirai tout, le bien, le mal, mes douleurs, mes plaisirs, mes fautes; mais je crois n'avoir rien à dire qui puisse déshonorer votre ouvrage.

Mon bonheur a été précoce; il commença dès ma naissance, il devoit finir avant ma mort. Tous les jours de mon enfance ont été des jours

ROUSSEAU ПI

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